Viva la muerte : Jean-Claude Gaudin

Feu monsieur le maire

Cul béni jusqu’au fondement, saint Gaudin a rendu l’âme un lundi de Pentecôte. Il ne faut pas tirer sur le corbillard, mais quand on parle de morts, ici on n’oublie pas. Encenser l’ex-sénateur-maire de Marseille reviendrait à oublier les huit de la rue d’Aubagne, victimes collatérales d’une guerre de « reconquête », comme aimait dire le vieux.
Etienne Savoye*

« À quinze ans, il rêvait d’être sénateur », a gloussé Gérard Larcher, ce vieil ado rougeaud qui préside la Chambre haute. Les obsèques de Jean-Claude Gaudin ont eu lieu à la cathédrale de la Major. Après avoir filmé la cohorte des personnalités venues rendre hommage à celui qui gouverna la ville pendant un quart de siècle, les caméras sont parties en quête d’émotion parmi la maigre foule massée derrière les barrières Vauban. Sur toutes les chaînes, on a eu droit à la même poignée de vieilles dames regardant défiler les célébrités comme on feuillette un magazine pipole. Mais un être collectif brillait par son absence : « le peuple marseillais », que l’édile séparait en strates à légitimité variable – « Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien 1 », mégotait-il en 2001. Et quand le peuple n’est pas là, la sphère politico-médiatique danse. Sous les ors de la cathédrale, les invités ont écouté le laïus du caporal épinglé Moraine2.

Clientélisme à la sauce brutale

La manie qu’avait Jean-Claude G. de distribuer les bons points de l’identité provençale vient contredire le blablabla des enfileurs de perles mortuaires vantant la bonhomie du personnage. De Gaudin, on se souvient surtout de sa faconde arrogante en conseil municipal et de sa morgue face aux citoyens mécontents. Sa supposée rondeur de caractère, il la réservait à ses pairs ou aux fans lui faisant des courbettes. Le 5 novembre 2018, alors que les secouristes cherchaient encore des survivants dans les gravats des immeubles effondrés, il lançait à un élu communiste croisé rue d’Aubagne : « Alors, Christian, tu n’es pas sous les décombres 3  ? » Une bonhomie légendaire, en effet… Et un abyssal manque d’empathie.

Ce jour-là, la scène était d’autant plus ubuesque qu’alors que Gaudin prétendait lutter « contre les marchands de sommeil », parmi les propriétaires défaillants d’un des immeubles tombés en poussière, ensevelissant huit de ses habitants, il y avait un conseiller régional Les Républicains, son propre parti… Et ce n’était pas un cas isolé4. On dit que cette catastrophe hanta jusqu’au bout le sénateur-maire retiré dans sa villa varoise. Il avait surtout balayé les critiques d’un sec « Je ne regrette rien » et suggéré que ce malencontreux effondrement, c’était la faute à la pluie. Pourtant, dès 1965, quand, jeune élu, il entre au conseil municipal, il préside déjà la commission chargée de l’urbanisme. Et trente ans plus tard, il devient maire et ministre de l’Aménagement du territoire sous Chirac5. Il ne pouvait décemment pas dire qu’il ne savait pas.

Un abandon meurtrier

Fils de maçon, Gaudin s’était fait le servant d’une bourgeoisie locale réduite à l’impuissance par la perte des colonies, la désindustrialisation et la prise en main par l’État des secteurs stratégiques (port, fonction publique, grands chantiers). Son discours portait sur des intérêts rétrécis : le foncier, le béton, le BTP. Avec comme corollaire la braderie du patrimoine de la ville : l’Hôtel-Dieu, la villa Valmer ou un bout de la plage des Catalans cédés à des projets immobiliers de luxe. Quand il se réjouissait de la hausse du prix du mètre carré dans un salon de la FNAIM, Gaudin se plaçait du point de vue des promoteurs et des agents immobiliers. Les habitants, pour qui le logement n’est pas un business mais une nécessité – et accessoirement un droit –, ne fêtent jamais une tendance inflationniste. Le maître-mot de Gaudin, c’était la « reconquête » du centre-ville, qui convoquait un imaginaire chouia belliqueux, type choc des civilisations. Mais avant de passer à l’offensive, selon la tactique des spéculateurs, la première phase fut celle de l’abandon. On laissa pourrir le bâti, les petits malins raflant les taudis à bon prix, les louant à des personnes en difficulté afin d’en tirer de juteux profits. Pour cet homme de pouvoir, la population vivant dans les vieux quartiers ressemblait sans doute à des Palestiniens, des Kanak, des sauvages appelés à aller se faire voir ailleurs quand viendrait l’heure de la « montée en gamme ».

De ruines et d’opportunismes

C’est bizarrement son inaction qui pourrait expliquer la longévité politique du bonhomme. Mais aussi son sens des alliances : avec le socialiste Gaston Defferre contre le PCF, puis le Front national, les gaullistes, le clan Guérini, Macron. Son œuvre ? La cogestion clientélaire des fonctionnaires territoriaux avec FO ; un tramway cosmétique qui évite les quartiers Nord ; des écoles publiques exiguës et sous-équipées… Alors que l’hubris du capitalisme mène partout une guerre sans merci aux pauvres, aux colonisés et à la planète, on discerne forcément des correspondances plus globales dans ces politiques locales, dans le mépris des démunis et la ségrégation territoriale, la privatisation de l’espace public, la plaie des résidences fermées, le refoulement des populations indésirables.

En fin de carrière, vint « le mandat de trop » et le déshonneur de la rue d’Aubagne, puis celui d’un procès pour sa gestion calamiteuse des ressources humaines. Sentant venir la fin, plus Borgia que Machiavel, plus Cronos que Jupiter, le roi Gaudin savonna la planche de ses héritiers. Ils perdirent la mairie lors d’élections covidées où l’on a même assisté à une tentative de vol d’urne à la Kalachnikov ! La presse dite nationale – parisienne, en fait – s’en est à peine émue. C’est Marseille, bébé.

*

Dans son homélie, Yves Moraine a énuméré les prénoms des fidèles, oubliant ostensiblement les transfuges passés chez Macron, Renaud (Muselier), Martine (Vassal), Bruno (Gilles), fringants dauphins devenus poissons d’aquarium à la région, au département ou… chez Horizons. C’est ce Bruno-là qui déclarait au Monde à propos de ces fameuses élections où les bébés Gaudin partirent en ordre dispersé : « Je suis même descendu dans les égouts serrer la main aux rats, ça ne nous a pourtant pas fait gagner. » Au moins ont-ils le sens de l’humour. Mais est-ce vraiment de l’humour ?

Par Bruno Le Dantec

1 La Tribune, 05/12/2001.

2 Yves Moraine, avocat et homme politique mis en examen dans l’affaire des fausses procurations des municipales de 2020.

3 Le Canard enchainé, 14/11/2018.

4 En 2019, une enquête journalistique révèla que plusieurs élus de la majorité, ainsi que le mari de l’adjointe au maire chargée du logement, louaient des habitations indignes à des personnes vulnérables.

5 Entre-temps, il avait fait main basse sur la présidence de la Région grâce aux voix du Front national.

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CQFD n° 231 (en kiosque)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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