S’affranchir du diktat de la maternité
Femmes sans enfant : le choix de passer son tour
Passé la trentaine, on n’y échappe pas : « Et toi tu veux des enfants ? » Sempiternelle question dont le sous-entendu implicite – « Quand est-ce que tu t’y mets ? » – ne laisse pas vraiment la possibilité de répondre par la négative. En 2019 en France, la maternité demeure un passage obligé, et seule une extrême minorité de la population hexagonale déclare ne pas avoir d’enfant par choix1.
Comment démêler ce qui nous appartient pleinement dans un éventuel désir de maternité et ce qui relève des injonctions de la société2 ? Afin de questionner le fameux instinct maternel, la soi-disant évidence de devenir mère, la réduction essentialisante de la femme à son appareil reproductif, la prétendue horloge biologique... j’ai interviewé des femmes de mon entourage assumant et revendiquant leur statut de nullipare3. De quoi contrer la doxa selon laquelle « une femme sans enfant est avant tout égoïste, a forcément raté sa vie et doit être complètement frustrée ». Comme si elle ne pouvait pas s’épanouir par ailleurs, et juste pour elle-même...
D’aussi loin qu’elles se souviennent, certaines ont toujours eu le désir de ne pas en avoir. Pour d’autres, les enjeux ont évolué avec le temps. Mais comme la plupart vivent des histoires de couple plutôt longues et stables, l’hypothèse selon laquelle ce ne serait juste pas « le bon partenaire » se révèle peu probable ; la peur de s’engager avec son compagnon sur la durée non plus. Quant à celles qui sont célibataires, peut-être subjectivent-elles plus la situation comme un état de fait, dont elles ne maîtrisent pas toujours les paramètres.
Alors pourquoi ne pas faire d’enfant ? La priorité donnée à la liberté, le refus du compromis et l’allergie aux contraintes sont les raisons invoquées le plus souvent. Émerge aussi ce qu’on pourrait nommer une « revendication de la précarité », où instabilité rime avec mobilité émancipatrice. C’est un peu ce que dit Lou : « L’idée d’un CDI m’angoisse, j’aurais l’impression d’être enchaînée. Ce serait sûrement plus rassurant de répondre à la norme, mais la liberté ne peut aller sans son lot d’incertitudes. » Lucile va encore plus loin dans le parallèle : « Je considère la maternité comme un vrai travail, je refuse de porter la responsabilité de cet investissement à vie. » Méfiance envers l’aspect irréversible de la chose et volonté de privilégier un autre mode de vie où, par comparaison, tout est encore possible facilement et à l’improviste : partir quelques jours ou plus sans être coincée par l’obligation de l’école, sortir le soir, avoir du temps pour soi, passer ses week-ends sur des salons du livre engagé, etc. Certaines dénoncent clairement le contrôle social limitant qu’incarnent les liens familiaux. Leila : « Je veux pouvoir être disponible pour les rassemblements de dernière minute, les manifs, les réunions de militants. »
Leurs réticences vis-à-vis du huis clos fusionnel de la cellule familiale nucléaire étant nombreuses, elles sont plusieurs à évoquer d’autres alternatives plus collectives : l’habitat partagé, la colocation ou, avec un demi-sourire, le fantasme de la garde alternée – cette idée d’élever « un enfant à quatre ».
La notion de « famille choisie » fait son chemin, et certaines pensent à des réseaux de solidarités pour leurs vieux jours. Inspirées par le modèle des Babayagas de Montreuil, elles imaginent une maison de retraite libertaire et alternative. De toute façon, comme le dit très justement Lucia : « Tu ne vas pas faire des gosses pour qu’ils te torchent le cul à 80 ans. » La question des possibles regrets ultérieurs ? Idem : « Faire quelque chose dont tu n’as pas envie maintenant afin d’anticiper d’éventuels regrets plus tard... ça paraît absurde, non ? » Quant à la perspective de laisser ou non des traces de son passage sur Terre, Lou tranche : « Avoir des enfants crée une sorte de tampon, de dérivatif, qui permet de contourner les questionnements métaphysiques existentiels. C’est rassurant puisque ça légitime, ça justifie ton existence, alors que nous, on doit trouver du sens dans nos vies par nous-mêmes. » Dans cette vision fantasmée et manichéenne de la psyché des parents, il y a certainement un fond de vérité.
En écoutant ces femmes, on perçoit assez vite le poids de la norme procréative. Rosa s’en énerve : « Si vraiment, pour devenir une femme accomplie, il faut avoir des enfants, alors qu’est-ce qu’on fait de celles qui ne peuvent pas en avoir ? T’es quoi si t’es pas une femme ? » L’entourage proche met souvent la pression, même de manière diffuse et ténue. « T’as l’impression d’être la paumée qui a pas pu faire de choix, confie Julie. Tu déranges, en tant que femme seule et indépendante, voire même tu apparais comme une rivale menaçante. Bonjour la sororité... » Elle précise : « Cela dit, l’injonction est surtout intériorisée, t’as pas franchement besoin de piqûres de rappels, tu le sais... On est conditionnées, matraquées, programmées dans ce but-là. Et puis, le fait de ne pas en avoir à soi ne signifie pas pour autant que tu n’entretiens pas des liens très profonds avec les enfants de tes potes. » Plusieurs de nos interviewées insistent aussi sur la nécessité et l’envie d’incarner un autre modèle, hors des référents parentaux, celui d’ » une sorte de marraine, avec qui il est possible de transgresser les règles ».
Lorsqu’on questionne naïvement l’éventuelle potentialité d’ascension sociale ou du moins l’implication plus forte dans un champ d’investissement bénévole que permettrait le fait de ne pas avoir d’enfant, certaines s’agacent : « En fait t’es pardonnée de ne pas avoir d’enfant si tu crées. Y a pas d’alternative... tu ponds un livre ou tu ponds un gosse ! Mais j’ai le droit d’exister tout simplement ? » Quoi qu’elles fassent, leurs faits et gestes seront toujours perçus à travers le prisme de leur non-maternité, comme une « compensation ». Ou bien l’on considère que l’absence d’enfant est la preuve de leur « incapacité » à assumer la double journée4. Cela étant, si l’idée qu’une artiste crée par nécessité et non par besoin de « combler un manque » est communément partagée, il est aussi évident que le faible pourcentage de femmes artistes, écrivaines ou scientifiques est une conséquence directe, entre autres, de l’aspect chronophage de la maternité. Dans son essai Sorcières5, Mona Chollet illustre bien les inégalités de l’assignation genrée, notamment en termes de charge mentale et domestique.
Pour une partie de nos interviewées, l’inégalité genrée dans la prise en charge éducative est un élément dissuasif complémentaire, même si elles auraient plutôt confiance dans la répartition des tâches avec leur partenaire si jamais elles changeaient d’avis. D’autres, au contraire, y voient un vrai obstacle. Leila : « J’ai l’impression qu’on est forcément prises au piège en tant que femme, la charge mentale est plus lourde, la maternité nous assigne à notre rôle genré. » Lucile rejoint cette analyse : » La maternité ne m’a jamais fait rêver, peut-être parce que j’ai toujours su que le prix à payer était hyper élevé ; j’ai vu des mères manifester trop de désarroi et d’inquiétude par rapport à l’éducation de leur enfant. » Sans parler des cas de séparation où les mères célibataires se retrouvent souvent seules à gérer leur môme.
Les travaux de Françoise Héritier, Christine Delphy et Silvia Federici l’ont clairement démontré : la domination masculine repose en grande partie sur le contrôle des capacités reproductrices des femmes. Si l’on désirait vraiment l’égalité entre les deux sexes, on ferait en sorte que la prise en charge de la maternité n’incombe plus exclusivement aux femmes.
1 5 % de la population (hommes et femmes confondus), selon une enquête de l’Ined et de l’Inserm citée dans « Rester sans enfant : un choix de vie à contre-courant », Population et société, 2014.
2 Notons au passage que l’institution familiale est encore aujourd’hui un des moyens les plus efficaces de maintenir le patriarcat.
3 Nullipare : n’ayant jamais accouché. La retranscription de ces échanges a donné lieu à un premier article paru dans la revue Panthère Première (n° 4, été 2019).
4 Les femmes, outre leur activité salariée, assurent les deux tiers des tâches ménagères (enquête Insee, 2011).
5 Sous-titré La puissance invaincue des femmes, éd. Zones, 2018.
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Nadia Berz
Mis en ligne le 14.12.2019
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