« Faire tourner en bien général les vices »
Les marsouins des éditions du Passager clandestin sont des petits malins : ils ont pris soin d’éviter les mines flottantes écolo-rigoristes ou ramollo-mystiques en lançant à la mer leur aguichante collection « les précurseurs de la décroissance » acoquinant un commentaire corsé à des textes choisis de grands anciens rebelles.
Leur Léon Tolstoï – contre le fantasme de la toute-puissance par Renaud Garcia ne s’englue pas dans le christianisme crapoteux.
Leur Épicure – ou l’économie du bonheur par Étienne Helmer précise bien que ce que préconisait le philosophe, c’était bien moins la jouissance sans entraves épicuriennes au sens anarcho-situ que la recherche de « l’abondance frugale » baba cool chère à bien des objecteurs de croissance végétatifs.
Leur Jean Giono par Édouard Schaelchli ne sombre pas dans le pedzouillisme panthéiste vaguement vichyste, il s’insère dans la guérilla paysanne antimarchande de Notre-Dame-des-Landes et invite à la joie de vivre en luttant.
Leur Jacques Ellul par Serge Latouche souligne que la virulence des écrits critiques du pamphlétaire bordelais ne s’accompagnait pas souvent, hélas, d’appels à l’action pratique contre le totalitarisme technicien.
Quant au Charles Fourier de Chantal Guillaume, il réussit à ne pas faire double emploi avec les études récentes bandatoires sur le chantre du nouveau monde ludico-amoureux publiées par les Presses du réel. La prof de philo en Franche-Comté Guillaume rappelle comment « le casse-cou utopiste » Fourier (c’est ainsi qu’il se définissait lui-même) dénonça implacablement au XIXe siècle la naissance du capitalisme thermo-industriel. Comment il « envisagea de manière visionnaire les effets, les impasses et les limites de ce système » productiviste conduisant à « la corruption de l’agriculture » et à « la tyrannie de l’économie ». Et comment il inventa une pensée en contremarche (« comme le papillon naît en contremarche des organes de la chenille ») permettant d’expérimenter localement tout de suite au nez et à la barbe des exténuants « impossibilistes » et puis aussi des cafards puritains et des blattes moralistes puisque le principe clé de la théorie fouriériste, c’est de « faire tourner en bien général les vices », c’est de « concevoir le code nouveau d’emploi de toutes les passions » dans un ordre social harmonieux, c’est de concilier lyriquement le Moi égoïste stirnerien avec le Nous d’une collectivité libertaire dans un monde où on a « élargi le concept d’abondance ou d’opulence à des valeurs sociales que les économistes feignent d’ignorer ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°120 (mars 2014)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°120 (mars 2014)
Dans la rubrique Cap sur l’utopie !
Par
Illustré par Bruegel l’Ancien
Mis en ligne le 05.05.2014
Dans CQFD n°120 (mars 2014)
Derniers articles de Noël Godin