Réassumer une part de violence

« Faire planer la possibilité du sabotage est une force »

Avec son Histoire du sabotage en deux tomes (éd. Libre), Victor Cachard réinscrit les luttes sociales dans leur histoire longue et participe d’une indispensable réactualisation de l’action directe.
Par Djaber

Des canalisations sont attaquées à la disqueuse, la CGT Énergie coupe le jus à des élus soutenant la réforme des retraites, des antennes 5G crament un peu partout, 200 activistes équipés de pinces-monseigneur font le ménage dans une cimenterie Lafarge et des mégabassines sont lacérées à coups de cutter. Autant d’actions constituant de bonnes raisons d’aborder l’histoire du sabotage avec Victor Cachard, auteur de plusieurs ouvrages récents sur le sujet1. Un entretien mené en terrasse d’un café lyonnais au nom bien à propos : le Court-circuit.

Dans les cortèges contre la réforme des retraites, la foule scande souvent le triptyque « Grève, blocage, sabotage ». Longtemps mise de côté, la pratique du sabotage comme outil de lutte retrouve-t-elle du souffle ?

« Oui, et c’est tant mieux, mais le terme de sabotage fait encore peur. Il a pris une connotation guerrière avec la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans la mémoire collective, il est associé au dynamitage des voies de chemin de fer, ou à l’idée d’attaque discrète, de coup dans le dos, un peu lâche… Pourtant, le sabotage occupe une place importante dans l’histoire des luttes et il a été massivement utilisé par les travailleurs dès la fin du xixe siècle. On le sait peu, mais à la fin de son troisième congrès en 1897, la CGT l’a adopté officiellement comme tactique syndicale sous l’impulsion des anarchistes. Ce mode d’action, tout comme la grève générale, est aux fondements de la lutte syndicale ! »

Emile Pouget, révolutionnaire dont vous avez publié une anthologie2, dit que le sabotage est vieux comme l’exploitation des travailleurs…

« Il a été pratiqué bien avant d’être théorisé comme tactique de lutte. De tout temps, les exploités ont pu, de façon isolée, ralentir la cadence face à des exigences insupportables, ou produire volontairement et discrètement un mauvais travail. Contrairement à ce que l’on croit, le sabotage ne renvoie pas à la chaussure en bois (sabot) qui serait jetée dans la machine. C’est le nom donné au xiiie siècle à une petite toupie en bois qui, quand elle tourne, donne l’impression d’être immobile. Comme le travailleur qui fait semblant de faire du bon ouvrage. “À mauvaise paie, mauvais travail”, disaient les Anglais. Le sabotage est d’abord une attitude défensive, directement liée au travail. C’est finalement sous l’impulsion des syndicalistes révolutionnaires français que le terme gagne son caractère offensif. »

« C’est un outil décisif qui vient renforcer les luttes des travailleurs »

En militant pour populariser le terme et la pratique, les syndicalistes révolutionnaires de la fin du XIXe et le début du XXe siècle insufflent de nouvelles dynamiques dans les mouvements de grève et de résistance. Pour quels résultats ?

« Au début du xxe siècle, c’est un moyen efficace pour tenir tête à l’exploitation. Les bureaux de placement, ancêtres des agences d’intérim, sont massivement sabotés jusqu’à l’établissement de leur gratuité pour les travailleurs. En 1909, pendant la grande grève des PTT, on coupe les fils télégraphiques à travers tout le pays. On brûle des boîtes aux lettres, etc. Des actes qui donnent une puissance folle au mouvement. Durant les grandes grèves de cette époque, on parle de milliers d’actes de sabotage sur le territoire national. C’est un outil décisif qui vient renforcer les luttes des travailleurs. Pour Pouget, une grève n’est efficace que si l’outil de travail est saboté au préalable pour le rendre inopérant. On peut faire le parallèle avec les menaces de réquisitions dans les raffineries ces dernières semaines : si l’usine est mise en panne, il devient impossible de casser la dynamique de la grève. »

Au début du XXe siècle, le sabotage est aussi revendiqué dans des boulangeries, des cafés, des postes…

« Les anarchistes diffusaient des modes d’emploi sous forme de brochures. Mais tous les travailleurs savent comment saboter leur outil de travail, et chacun est toujours le plus à même de décider de la façon de procéder sans se faire prendre. Les boulangers faisaient monter les pétrins ou la température des fours jusqu’à les rendre inutilisables, avant de présenter ça comme un accident. Autres cas de figure : le barman qui trébuche et fait tomber toute la vaisselle ; le coiffeur qui dans des tracts menace de manquer le coup de ciseau et d’écorcher une oreille si on le force à travailler trop tard ; les machines astucieusement mastiquées par les demoiselles des télégraphes, à la barbe des patrons qui ne trouveront jamais l’origine des pannes… L’idée est d’obtenir un maximum d’effets en prenant un minimum de risques. C’est presque un art ! »

Prenons l’exemple de l’action collective qui a récemment ciblé une usine de Lafarge près de Marseille3 : est-ce qu’on est encore dans la même logique ?

« Depuis les années 1970, le sabotage est sorti du monde du travail pour devenir davantage anti-technologique et moins précis. Les écolos qui investissent une usine n’en connaissent pas les rouages, alors ils vont tout casser pour la rendre inopérante. C’est moins subtil : on ne cherche plus à cacher la panne, à ruser. Pour arrêter le chantier d’une station de ski dans le Colorado, le mouvement Earth Liberation First l’avait complètement brûlée. On est loin de l’idée du petit grain de sable qui bloque tout. »

« Refuser d’employer le terme de sabotage parce qu’il serait trop violent ou stigmatisant, c’est se tromper sur son origine et son histoire »

Actuellement, le mouvement des Soulèvements de la Terre préfère le terme de « désarmement » à celui de « sabotage »…

« Refuser d’employer le terme de sabotage parce qu’il serait trop violent ou stigmatisant, c’est se tromper sur son origine et son histoire. Je ne suis pas complètement contre le terme de désarmement, qui est malin, mais je crois qu’il ne faut pas enlever la conflictualité des luttes, et réassumer une part de violence. Il faut parfois sortir de l’aspect défensif pour dire “on s’attaque à une entreprise”. C’est une bataille de légitimité. En poussant le curseur plus loin, on permet de légitimer des actions plus offensives. À l’inverse, plus on laisse l’État élargir la définition de la violence, plus on se condamne à être inefficaces : un acte non violent sera surveillé et réprimé car il sera accusé d’être violent. D’où l’importance de protéger ces termes en se les appropriant. Et ce n’est pas courir le risque de renforcer les moyens de surveillance de l’État car ils adviennent quoi qu’il arrive. »

Quelques jours avant le grand rassemblement contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres4, le collectif Jadot (pour Jardinières amatrices de débâchage et d’obstruction de tuyaux)5 en a débâché une autre, en Charente. Dans un communiqué, le groupe prévient qu’elles seront en permanence sous la menace d’une attaque…

« Le sabotage est le dernier recours pour résister à un modèle imposé, l’arme du faible dans un combat asymétrique. Mais c’est aussi une force immense. La police, les patrons ou la FNSEA ne peuvent pas faire grand-chose face aux petits groupes qui agissent dans l’ombre, en vitesse et efficacement. Et ça leur fait peur. Ce n’est pas anodin que les services de renseignement aient créé des services spécialisés comme Oracle, consacré à la protection des antennes 5G. Faire planer la possibilité du sabotage est une force. Longtemps négligée, cette possibilité revient. Dans son journal Le Père Peinard, Émile Pouget écrit que “c’est autant la peur du sabotage que le sabotage lui-même qui, un de ces quatre matins, rendra les patrons moins charognards”. Bien sûr, on ne gagne pas seulement avec le sabotage, c’est avant tout un outil, une tactique au service de la lutte. »

Propos recueillis par Robin Bouctot

1 Notamment Histoire du sabotage 1 – Des traîne-savates aux briseurs de machines (2022) et Histoire du sabotage 2 – Neutraliser le système techno-industriel (à paraître au printemps 2023), tous deux aux éditions Libre.

2 Pouget et la révolu- tion par le sabotage (éd. Libre, 2022).

3 Le 10 décembre, une bonne centaine d’activistes envahit le site de la cimenterie Lafarge à Bouc-Bel-Air (Bouches-du-Rhône) pour dénoncer les dégâts de cette industrie sur la santé et sur l’environnement. Ils se sont attaqués au matériel de l’usine avec des haches et des masses, et ont mis le feu à des engins de chantier.

4 Voir notre reportage par ici.

5 Le 22 mars 2023, le collectif – dont l’acronyme est inspiré du peu inspirant eurodéputé EELV – a revendiqué « le désarmement » de la bassine située aux Gours, en Charente.

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CQFD n°219 (avril 2023)

Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.

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