Le retour de l’anarchosyndicalisme à la Cgt ?
« Faire les blocages m’a débloquée ! »
Monter d’abord avec la belle grève des trains. Arriver à Saint-Étienne où trois cents personnes frappent sur la porte de l’Hôtel de police. Recevoir dès le lendemain quatre SMS du blocage de Cournon-d’Auvergne, la grande ville qui tète Clermont-Ferrand au sud de l’agglo. Filer par quelques cols et sous un temps maussade vers la zone industrielle où se trouve le dépôt.
« JAMAIS IL N’AVAIT ÉTÉ BLOQUÉ »
Au dépôt de carburant de Cournon-d’Auvergne, vendredi 3 juin, ils sont une trentaine à 15 heures à bloquer les entrées et sorties. Les autres sont à l’aéroport qui a été ceinturé tôt ce matin. Là-bas, un slogan amuse Stéphane, délégué CGT de Hop, une filiale d’Air France : « Il vaut mieux faire un 69 à deux qu’un 49 à 3 ! » Il continue : « Je suis un prof de syndicalisme mis de côté. J’ai commencé chef de quai et puis j’ai dégringolé dans la hiérarchie à cause de mon engagement. Maintenant ils veulent me faire nettoyer les chiottes. Attention ! Quand même avec la même paye. » C’est enfin l’accalmie après des jours de pluie. Derrière les palettes de bois et les banderoles, des slogans bombés sur l’usine rappellent l’incarcération d’Antoine durant un mois. Ce jeune ambulancier encarté à la CGT a été accusé de violences sur le chef de la police locale heurté par une enceinte lors de l’évacuation brutale d’un conseil municipal. « À sa sortie de prison, il est venu directement sur le blocage pour dire : on lâche rien » me raconte François, un agriculteur qui jongle entre ses vaches et le dépôt. « Ce dépôt, jamais il n’avait été bloqué. Ils sont seulement six dedans. La CGT pétrochimie a applaudi lors de la grève mais c’est dû à un anarchiste de la CGT. Mais ça, il faut pas le dire ! » Je promets tout. Ici, toutes les Unions Locales CGT sont présentes. Un conflit les oppose avec l’Union départementale, jugée trop molle. « À Hop, et ailleurs, depuis la loi Macron, on ne peut plus bloquer les projets en CHSCT. Les gens sont mal. On les pousse dehors. Imagine, en 2011 on a bloqué l’entreprise durant 11 jours avec 300 syndiqués. »
Boris est allongé sur un matelas de fortune. On se reconnaît et on se congratule. On ne s’est pas vu depuis les grèves de 95 contre le plan Juppé. Depuis un mois, il est de toutes les actions. Non syndiqué, ce moniteur éducateur a participé à la mise en place du blocage de l’aéroport d’Aulnat le matin même. « Après on a repris le dépôt de carburant sans les salariés. Le mouvement des retraites leur a cassé le moral. La fois précédente, ils se sont mis en grève à la suite du blocage. » Il évoque les débuts des blocages sur Clermont-Ferrand : « On s’est retrouvé à quelques-uns dans un bistrot avant la manif du 17 mai. On en avait marre des manifs, de marcher et des grèves saute mouton. Après on a tracté et c’est né d’individus syndiqués ou pas, mais pas des syndicats. » Le 18 mai au soir, une convergence se fait avec Nuit debout. « Il fallait qu’on s’entende. » Boris ajoute : « Et on a tracté », le vade-mecum de tout manifestant.
« JE BOSSE PUIS JE PARS AU BLOCAGE, UNE DOUCHE PUIS DODO »
Pendant ce temps, on mange quelques saucisses sous une tonnelle. Sandrine, une bière à la main, explique son engagement : « Je me sens plus citoyenne que gréviste. J’aime bien Nuit Debout parce qu’ils communiquent sur la manière de se mettre en grève. » Les syndicats auraient-ils oublié ce principe ? « Il faut mettre des grains de sable partout » appuie Boris qui se demande si « Nous ne serions pas des handicapés sociaux ? » Devant mon incrédulité, il mesure l’importance de ces minorités agissantes qui sont le fer de lance du grand nombre, incapable ou impuissant à se lancer dans la grève. Sandrine trouve qu’elle n’a plus de vie depuis le mouvement social : « Je bosse puis je pars au blocage, une douche puis dodo. » La fatigue se lit sur certains visages mais d’autres viennent les remplacer. Plus frais, avec la pêche comme cette militante CGT qui arrive de l’aéroport : « Mon patron m’a fait péter les plombs. Je faisais 287 heures avec une voiture pas assurée. Cette espèce d’ordure faisait rouler les salariés sans assurance depuis un mois. » Cette cadre commerciale désormais au chômage bossait dans la télématique embarquée, comme elle, mais dans la galère : « Mon secteur ? La France ! Il me collait un premier rendez-vous à Bordeaux à 8 h 30 en partant de Clermont-Ferrand. Après, second rendez-vous à Hendaye à 14 h 30 puis Brive à 18 h 30 puis le lendemain rebelote Besançon le matin. » Le burn-out l’éjecte de son inconfortable strapontin en juillet dernier. « Un jeune collègue a fait une crise d’épilepsie. Au bout de trois mois, il a pété les plombs. Et toi ? Six mois au fond du trou ! Remis en selle au CHU après des crises d’angoisse ? Tu parles, moi qui faisais 130 000 kilomètres par an. Heureusement la lutte a commencé et ça m’a fait un bien fou ! Tu peux pas savoir ! » me balance-t-elle avec un grand sourire. « Faire les blocages m’a débloquée ! »
À côté, il y a Jocelyne, secrétaire de l’Union Départementale d’Issoire, un bassin industriel très combatif au sud de Clermont-Ferrand. « J’ai fait ma carrière à Pechiney (Aujourd’hui Constellium), commence-t-elle. Il est pas traditionnel ce mouvement, il est spontané. Nuit debout nous a amené à considérer autrement les choses. On s’est donné de l’élan mutuellement. » La jonction entre les militants syndiqués à gauche et l’esprit très libertaire et horizontal de Nuit Debout a bien eu lieu devant la menace de cette loi rétrograde. Les militants syndicaux de Cournon ont retrouvé le syndicalisme de base et de lutte qu’ils cherchaient. Derrière Jocelyn, les tags sont clairement anars et quelle surprise de voir les drapeaux CNT, CGT, Sud et Conf’ accrochés ensemble sur une palette. La force de la CGT est dans le nombre : « Je mesure la faiblesse de notre mouvement aussi. Cependant les caisses de grève se remplissent, les gens soutiennent par procuration. »
« L’UNION LOCALE D’ISSOIRE EST TROP RÉVOLUTIONNAIRE »
Joliment maquillée et la soixantaine pimpante, Jocelyn s’assoit sur la table de camping face à moi pendant qu’un punk détruit une palette en bois : « Sais-tu que les filles du Carrefour d’Issoire se sont mises en grève le jour de la fête des Mères ? » roule-t-elle avec cet accent typique de nos montagnes. La direction a alors fait monter des vigiles « de Sérignan, ce pays de fachos vers Béziers ! Pour casser la grève ! » Les femmes font grève pour les salaires mais surtout pour la considération : « Elles n’ont pas le droit de parler entre elles. Le DRH lui par contre les tutoie toutes. » J’ajoute : « Ça ressemble à ce qu’on a connu à Monoprix à Marseille il y a 4 ans. » Jocelyn n’est pas allé au Congrès de la CGT à Marseille : « L’Union Locale d’Issoire est trop révolutionnaire. » Je lis sur une banderole noire : « Blocage du dépôt, deuxième sommation. » L’humour contribue à la lutte et raconte qu’ils ont déjà été délogés une fois. Désormais c’est une technicienne de Merck, une boîte qui fait de l’expérimentation animale pour les médocs, qui s’approche. « Je parle pas trop de ça. J’ai plus vraiment envie d’y aller. » Elle déplore l’absence de culture syndicale. « Depuis septembre, on doit être racheté mais c’est l’opacité de la direction qui mine le moral des employés. » Les arrêts maladie pleuvent comme à Nemours et sous les ponts de la Seine. « La loi El Khomri, en cas de reprise, n’obligera pas l’acheteur à reprendre les salariés. » Elle est rentrée à la CGT à cause d’un management trop poussé. Parlant de ses doutes dans la boite : « Dans l’intersyndicale, la CFDT porte un discours patronal mais l’unité est importante. » L’unité dans la radicalité semble réunir tous ses militants.
« P$= PARTI DE FUMIERS »
Derrière nous, j’esquisse un sourire. On lit sur les murs du dépôt : « Les flics ne veulent pas qu’on les déteste. Il va falloir qu’ils y mettent du leur. » À droite : « P$= Parti de fumiers » ne fait plus dans la dentelle. Des paysans sont venus avec du pâté de tête du Cantal et approvisionnent le campement. En m’empiffrant, je rencontre Philippe, délégué du personnel chez EDF et encore syndiqué CGT : « Je suis dans la branche immobilière et j’en ai assez du double jeu dans les négociations. Et puis je suis écologiste, mais accepté à Montreuil ! » Philippe dénonce les abus financiers de sa boîte construite par les travailleurs. « On a des patrons qui prennent la thune sur des filiales, c’est devenu indécent. » EDF a été saucissonné en 157 établissements. Malgré ces mauvaises nouvelles, le moral est bon : « On a coupé l’électricité à Tulle », le fief de Badinguet. « On passe tout le monde au tarif Nuit. » Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) a aussi subi une immense coupure le 2 juin 2016. Je reprends du pâté de tête et on ouvre une bière du Forez. « Tu sais, le réseau est payé chez nous. On fait des cadeaux aux grands groupes. EDF va refiler le barrage de Bort les Orgues au privé. C’est une mine d’or. »
Quatre bloqueurs ont commencé une coinche sous la tonnelle. Hison, la vingtaine, est en BTS électromécanique et me raconte ce qu’il fait là : « J’étais à un teknival en Bretagne. Un pote m’a invité en Auvergne et voilà on est là maintenant dans la lutte. » Philippe en discussion avec Boubou, un membre éminent de l’Apima, un garage associatif, explique qu’à la CGT : « Avant, ça descendait, méthode stalinienne, mais maintenant ça remonte ! »
Véro, psy libérale, tient le piquet depuis deux semaines et évoque les bons aspects de la lutte : « C’est un agrégat improbable de syndicalistes et de libertaires. Et puis la solidarité marche à plein : le voisin propose sa douche, d’autres apportent de la nourriture. » Entre cégétistes, anarchistes et libertaires de gauche, la communication s’est établie à force de contacts : « Il faut se comprendre avec la CGT qui avait du mal à faire tourner la parole. » Sandra a monté une caisse pour acheter directement aux producteurs. On lui a répondu alors : « Mais ça a du goût vos trucs ! » Nello Frasseto, CGT bâtiment, la soixantaine, ressemble à Cavanna. On s’est déjà rencontré sur la lutte de l’incinérateur de Clermont-Ferrand, il m’entreprend sur Fakir ou CQFD : « C’est quoi la différence ? » Nous devisons sur le syndicalisme révolutionnaire et l’Espagne de 36. « Et les ministres anarchistes qui ont participé au gouvernement ? » m’assène-t-il. Je balbutie quelques excuses et préfère lui rappeler la défaite syndicale d’avant 14.
On nous informe : douze camions ont été bloqués. Un train n’a pas pu livrer. Les bloqueurs grossissent à 19 h. Au micro démarre une assemblée générale. On raconte l’intervention des vigiles le matin même au Carrefour d’Issoire. « Fils de pute de Béziers ! » lance Stéphane. Elles sont 70 salariées en grève, et n’ont pourtant pas revoté la grève. « Elles sont souvent seules avec leurs mômes » explique un bloqueur. Des plaintes pour harcèlement en pagaille ont été déposées contre le patron de l’établissement. Stéphane, qui ne quitte pas sa chasuble rouge CGT Hop, plaisante au micro sur les vigiles. On se marre sous la tente en mangeant des fromages de chèvre. « Il y a 700 000 litres dans les cuves. Ils ne pourront pas nous déloger avant la semaine prochaine. » On évoque la communication des actions. Nicole qui travaille à la médiathèque de la ville prend la parole : « Comment ils faisaient en 40, ils avaient pas des SMS ! » Cette militante chevronnée me raconte dans la nuit son parcours mais surtout ses combats gagnés, ses hésitations dans les négociations. « Je dors mal dans la voiture. J’ai besoin d’un bon lit de temps en temps. » Elle n’en veut pas à ceux qui seulement les soutiennent mais aurait voulu plus de monde la nuit sur le blocage.
LA VALSE DE L’OUVRIER
Pendant que Fred le Marrec, un des rares à porter un foulard du syndicat SUD, me parle, de jeunes antifascistes cimentent une barricade avec des pierres devant le dépôt. Fred est un militant de l’Allier qui s’est trouvé en garde à vue lors de la visite de Sarkozy. Il avait préparé avec ses camarades du NPA un accueil digne de ce nom au président. Trente affiches au Mayet de Montagne, un bled au-dessus de Vichy, et des inscriptions « Casse toi pov’ con » sur toutes les routes. En 2010, à 9 h 30 du mat, il s’est fait embarqué, arme pointée sur lui et il est resté détenu 5 heures en préventive. Sa plainte dix jours plus tard n’a pas été transmise au parquet. L’affaire fera du bruit.
Attablé autour de quelques bières, Nicolas, chevelure grisonnante, me raconte ce qui l’a amené ici. « J’ai quitté Vinci. Je travaillais à l’éclairage public d’une petite ville du Forez. » Les conditions de travail étaient régressives : « On allait sur les chantiers le matin et le soir mais le temps de trajet n’était pas payé. » Le groupe Vinci les réunit un jour, sûr de son pouvoir, et leur demande s’ils trouvent cette mesure honnête. « Cinq mains se lèvent alors pour s’y opposer. Aucun de nous ne bosse plus là-bas. Trois ont été virés pour faute grave. » Nicolas s’est alors tourné vers le monde associatif et a tenté de trouver des solutions pour les plus pauvres : « Le logement c’est ce qui plombe les gens. »
Derrière nous, Stéphane somnole dans son pliant. Ici, beaucoup dorment trop peu. La discussion s’engage sur les violences policières. Qu’on soit de la CGT ou pas, tout le monde crie à l’injustice. Stanley, ancien élu d’Europe Écologie – parti qu’il vient de quitter – me racontera les violences en mairie de Clermont-Ferrand. Il s’est fait tabasser et gazer par la B.A.C en plein conseil municipal, lui qui criait « Je suis élu, je suis élu… » Rien n’y fit. Cet ex-squatteur était pourtant élu récemment dans une liste d’union de la gauche avec le PS, qui a porté Olivier Bianchi à la tête de Clermont-Ferrand. L’heure tourne. Julien, un punk picard qui est le vrai cuistot du campement, appelle tout le monde pour manger. À gauche on cimente, à droite, on joue aux cartes. Julien balance El vals del obrero de Ska P dans l’enceinte. Un tube au dépôt de Cournon-d’Auvergne.
Le dépôt a été dégagé lundi matin par la force publique qui s’est chargée aussi du piquet de grève SNCF à Clermont-Ferrand. Mais tout va recommencer…
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Les échos du Chien rouge
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Paru dans Les échos du Chien rouge
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Mis en ligne le 10.06.2016
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11 juin 2016, 14:34, par Pierre
Bonjour, Intéressant le reportage, mais Il faudrait que vous m’expliquez pourquoi vous trouvez une différence entre anarchiste et libertaire de gauche. Merci, cordiale salutation.
11 juin 2016, 16:37
Le sujet pourrait prendre quelques pages, sans même lire l’Onfray. Disons que nos libertaires de gauche sont ceux et celles qui, anarchistes, votent parfois, à tort, toujours à tort, à gauche, donc pour le pouvoir, tandis que l’anarchiste, lui drapé dans la blancheur immaculée du drapeau sombre et auréolé de son espoir flamboyant ne voit au loin que les horizons rouges et noirs d’une révolution toujours manquée. J’aime résolument les deux. Et aussi l’anarcho-syndicaliste ; les figures de Séverine, de Monatte, de Pelloutier, de Faure me font penser aux femmes et hommes vus sur la barricade. Bien à vous Pierre.
Recommandons encore le passionnant livre de Guillaume Davranche : Trop Jeunes pour mourir. (chez Libertalia et l’ Insomniaque)
1er juillet 2016, 16:16
Suite à la dernière manifestation, 3 personnes ont été interdites de séjour à Clermont Ferrand. Ce matin la venue de Cazeneuve a provoqué un blocage dans la ville...