Entretien avec Taras Bilous

« Faire confiance aux acteurs locaux pour résoudre les conflits »

« Lettre de Kiev à la gauche occidentale » est « un appel écrit au lendemain de l’invasion russe », explique Taras Bilous, auteur de ce texte qui a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux. Ce militant de Sotsialnyi Rukh, importante organisation de base de la gauche ukrainienne, y dénonçait les errements d’un campisme « de gauche » peinant à soutenir la résistance populaire ukrainienne face à l’agression russe. Son point de vue nous semblant précieux, nous publions ici l’entretien qu’il nous a accordé dans le cadre de la rédaction de l’article « De la Syrie à l’Ukraine : l’ombre du campisme ».
illustration de Pirikk

Quel a été le déclencheur de ta « Lettre de Kiev à la gauche occidentale » ?

« C’est une réaction émotionnelle, un appel, au lendemain de l’invasion russe. Mais, au fond, cette idée me taraudait depuis des semaines, en observant l’escalade vers la guerre. Je connaissais déjà l’influence de la propagande de Poutine sur une partie de la gauche occidentale. Depuis des années, on entendait des critiques à côté de la plaque, sur le soulèvement de Maïdan qui aurait été manipulé par l’Otan1. Pareil sur la guerre au Donbass : j’ai lu des commentaires de gauchistes qui ont cru à l’indépendance des “soi-disant républiques” [de Donetsk et Louhansk] (lire plus bas). J’ai vu des blocages de députés européens de gauche français et allemands qui sont allés jusqu’à voter contre des résolutions pour la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie, dont l’anarchiste Alexander Koltchenko2. À titre d’exemple, en février dernier, l’influente revue socialiste américaine Jacobin a refusé de publier mon papier sur la gauche ukrainienne dans la guerre, parce qu’il n’allait pas dans le sens de sa ligne éditoriale, centrée sur la critique de la politique globale américaine. »

Tu fais partie de l’organisation politique Sotsialnyi Rukh (Mouvement social). De quoi s’agit-il ?

« Sotsialnyi Rukh est une organisation de la gauche anti-capitaliste, issue de Maïdan. Elle rassemble des socialistes, des trotskystes, des syndicalistes du milieu ouvrier, des anarchistes et des militant.e.s issus des luttes sociales3. Elle est devenue l’une des plus importantes organisations de gauche en Ukraine, avec une capacité de mobilisation de plusieurs milliers de personnes. Maïdan a été le déclencheur pour créer un espace de mobilisation à la base, pour enclencher une révolution sociale d’en-bas, horizontale et indépendante, contre le système oligarchique qui sévissait. […] En Europe, l’organisation a entamé il y a quelques mois une sorte de campagne de sensibilisation auprès des partis de gauche, pour exposer sa propre lecture des enjeux ukrainiens.

En ce moment, les réactions européennes les plus dures à notre encontre viennent des organisations de gauche attachées au Mouvement pour la démocratie en Europe 20254 [DiEM25]. Suite à l’invasion du 24 février, nous avons donc lancé une campagne européenne spécifique Ukraine Solidarity Campain. Une de nos revendications consiste à demander l’annulation de la dette ukrainienne. Sinon les travailleur·ses ukrainien·nes risquent de devoir payer le prix de la reconstruction après la guerre. »

Une partie de la gauche occidentale montre des réticences à dénoncer l’opération militaire de Poutine comme une agression impérialiste. Pourquoi, selon toi ?

« C’est difficile de répondre car je n’ai jamais vécu en Europe occidentale et je pense que c’est à la gauche occidentale d’entamer une réflexion sur cette question essentielle. C’est une auto-analyse profonde qui me semble nécessaire : une partie de cette gauche paraît si obsédée par son propre régime oppresseur qu’elle est aveugle aux autres systèmes de domination dans le monde. Ça peut être compris dans la continuité de son aveuglement pour Staline, qui incarnait à l’époque pour elle la lutte contre le capitalisme, alors qu’elle détournait les yeux de la répression qui sévissait au même moment à l’intérieur de l’Union soviétique. […] J’aime bien faire référence [au chercheur spécialiste en relations internationales] Gilbert Achcar5 pour dire à cette gauche occidentale que la question ne devrait pas être de choisir dans quel camp impérialiste se positionner, mais plutôt de tenir compte du contexte et de faire confiance aux acteurs locaux pour résoudre les conflits. Sinon, ce sont toujours les impérialismes réactionnaires qui nous détermineront. »

En parlant de conflit, celui du Donbass, à partir de mai 2014, a suscité des controverses factuelles et idéologiques très vives dans la gauche occidentale. Que répondre à la frange des syndicalistes italiens, grecs ou irlandais qui y voient une « lutte d’émancipation » ?

« Bien sûr, en Ukraine, une solution de compromis doit être trouvée avec les habitants du Donbass, qui représentent une part importante du nombre de victimes [du conflit en cours depuis 2014]. Mais pour bien comprendre, il faut d’abord revenir sur quelques contre-vérités très répandues par la propagande russe. S’il y a bien eu des exactions sur les civils au Donbass6, cette propagande manipule volontiers les victimes de la guerre depuis 2014 : alors que tout le monde s’accorde sur un chiffre de 14 000 morts dans le conflit, elle omet sciemment de mentionner que près de 10 000 d’entre eux sont des pertes militaires de l’une ou l’autre des parties engagées7, faisant croire à un massacre civil à Donetsk et Louhansk et à la répression d’une soi-disant lutte d’indépendance soutenue par les habitants de ces provinces.

Pour comprendre qu’il n’y a pas un “peuple du Donbass” [au sens d’une population qui se distinguerait ethniquement du reste de la population ukrainienne], il faut revenir sur l’enchaînement des séquences qui ont précédé cette guerre. Je distingue trois étapes en chaîne : Maïdan, un soulèvement populaire bien réel contre l’oligarchie prorusse, ensuite la contre-révolution des élites locales qui ont tout fait pour préserver leur influence à l’est de l’Ukraine, enfin l’ingérence politique et armée de la Russie pour s’opposer à Maïdan et précipiter le conflit avec les Ukrainien·nes. En février 2014, sur les territoires majoritairement russophones du Donbass, beaucoup d’Ukrainien·nes n’étaient effectivement pas favorables au gouvernement libéral qui avait remplacé le régime prorusse de Viktor Ianoukovytch. Mais, malgré les mécontentements, seule une minorité prorusse appelait réellement à la sécession d’avec l’Ukraine8. Les occupations pro-Maïdan qui se tenaient dans les provinces du Donbass montrent bien la diversité de points de vue qui s’exprimaient. Mais, entre mars et mai 2014, l’ingérence russe [à travers le soutien aux séparatistes occupant les bâtiments administratifs de Donetsk, comme Alexandre Zakhartchenko du bataillon Oplot, ou l’afflux de citoyens et chefs militaires russes tels Igor Guirkine] a exacerbé les réflexes nationalistes d’une partie de la population et a poussée à la partition territoriale9. Le régime de Poutine a ensuite encouragé cette situation insurrectionnelle au printemps, en intensifiant le renfort militaire aux groupes armés prorusses commandés par Guirkine10. Ce n’est que via cet appui militaire que les séparatistes ont pu se maintenir par la force dans la guerre qui a suivi, alors qu’ils étaient minoritaires parmi les habitants du Donbass. Après huit ans de guerre , les positions sont probablement plus clivées qu’elles ne l’étaient en 2014.

Aujourd’hui, l’agression militaire russe est encore plus violente et meurtrière pour les Ukrainien·nes. Mais dans l’optique d’une réconciliation, il faudra certainement lever l’opacité qui règne sur ces territoires et laisser s’exprimer leurs habitants : ceux qui sont restés soutiennent-ils toujours le régime séparatiste11 ? Qu’en pense le million et demi de déplacé·es qui ne sont jamais retourné·es sur ces territoires ? »

Tu évoques aussi l’exagération par la gauche européenne de l’influence des néonazis en Ukraine. Quelle est la réalité de l’extrême droite en ce moment ?

« En 2014, il y a eu des nationalistes et des groupes d’extrême droite des deux côtés, ukrainien comme russe. Mais ces dernières années, les néonazis étaient sur le déclin en Ukraine : beaucoup étaient en prison et le rejet populaire était évident [le parti Svoboda a fait moins de 2 % aux élections présidentielles de 2019]. Je crois que le mouvement social de 2014 a renforcé les tendances progressistes de la société. Si cette guerre alimente à nouveau le nationalisme ukrainien, on peut espérer que ces milices d’extrême droite ne prennent plus autant de place, grâce à l’implication massive des Ukrainien·nes et des forces progressistes dans l’autodéfense. J’espère que cette image d’un peuple de fachos va s’estomper, car je vois réellement un élan populaire pour la justice sociale. Celui-ci se retrouve d’ailleurs dans les initiatives de solidarité civile contre la guerre. »

Dans nombre de communiqués de partis et de syndicats, dans la plupart des médias de la gauche occidentale, on donne peu la parole aux protagonistes ordinaires et aux activistes de la gauche ukrainienne, souvent éclipsés par des questions géopolitiques. Que veux-tu raconter de ton engagement actuel ?

« J’ai voulu rejoindre l’auto-défense au début de la guerre. J’ai suivi une file d’attente toute la journée, devant un centre d’enrôlement des unités d’auto-défense. Les autorités étaient censées donner à chacun une arme et proposer un entraînement. Mais il n’y avait plus d’armes. Il manque aussi du matériel de protection, des gilets pare-balles. À défaut, j’ai rejoint les volontaires civils d’un réseau d’assistance logistique en lien avec l’unité d’auto-défense anarchiste [Comité de résistance]. Mais là, j’en ai marre. Je vais essayer à nouveau de rejoindre une unité qui a besoin de monde [Taras Bilous a effectivement rejoint une unité d’autodéfense territoriale le 20 mars]. La participation à la résistance est très populaire ici. Ce n’est pas la majorité de la population qui rejoint la résistance armée, bien sûr, mais je crois que ça représente quand même plus de 100 000 volontaires12. Qui sont plus nombreux encore à participer à des initiatives humanitaires auto-organisées.

Comme quoi, tous les débouchés de Maïdan n’ont pas été aussi négatifs que certains veulent le faire croire : il y a eu des dynamiques sociales très progressistes comme l’auto-organisation de la population et la diffusion du mouvement féministe. Mais la guerre risque d’affecter ces dynamiques. Maïdan et la guerre sont vraiment deux dynamiques opposées : Maïdan vient de la volonté des Ukrainien·nes de se sentir appartenir à une communauté ; la guerre, c’est juste la guerre. J’essaie de rester optimiste autant que je peux. Il y a un très fort niveau de résistance populaire et je ne vois pas comment la Russie parviendrait à contrôler une population qui rejette massivement son invasion. Mais la question, c’est : combien de vies humaines ça va coûter ? »

Propos recueillis le 15 mars 2022, par Oum Ziad

1 Voir l’encadré « De Maïdan au Donbas » d’un autre article publié dans notre n°208, « Autodéfense ukrainienne, mobilisations russes ».

3 Comme des syndicats indépendants de la construction ou de mineurs, des cheminots, ainsi que des mouvements sociaux féministes, écologistes, étudiants, antifascistes et LGBTQI+. Plus d’infos ici.

4 Mouvement politique paneuropéen fondé par l’ex-ministre grec Yánis Varoufákis, soutenu en France par Benoît Hamon, les écologistes et la France insoumise.

6 Taras Bilous a participé aux manifestations demandant la dissolution du bataillon fasciste Azov, impliqué dans des exactions au Donbass. Voir « “You Don’t Exist” Arbitrary Detentions, Enforced Disappearances, and Torture in Eastern Ukraine », rapport d’Amnesty International (2016).

7 Entre 2014 et 2020, l’ONU a recensé 3 350 victimes civiles, 4 100 victimes militaires ukrainiennes et 5 650 victimes militaires dans les groupes armés prorusses.

8 Taras Bilous s’appuie sur l’enquête d’opinion de l’Institut international de sociologie de Kiev, réalisée en avril 2014 .

9 Après un référendum contesté et non reconnu par la communauté internationale, les républiques de Donetsk et Louhansk proclament leur indépendance le 7 avril et le 11 mai, sur une partie seulement du territoire des deux provinces ukrainiennes du même nom.

10 Igor Guirkine, dit Igor Strelkov, ancien militaire russe, devenu commandant des forces d’autodéfense de la République populaire auto-proclamée de Donetsk en mai 2014, puis son ministre de la Défense, avant de quitter ses fonctions en août de la même année et rentrer en Russie.

11 Dont la responsabilité dans des disparitions forcées, la mise en place de prisons politiques et des cas de torture est documentée par Stanislav Asseyev, dans son livre Donbass – Un journaliste en camp raconte (Atlande, 2021).

12 Chiffre évoqué début mars par les autorités ukrainiennes.

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