Entretien avec Violaine Bérot
Face à l’argent : entraide et mutualisation
Comment être cohérent avec ses convictions ? Cette question, on peut dire que Violaine Bérot n’a cessé de se la poser depuis que, la trentaine passée, elle a plaqué une carrière de consultante en informatique pour élever des chèvres dans ses Pyrénées natales – dans des conditions qui n’ont rien à voir avec la caricature des néo-ruraux bobos débarquant à cheval sur leur capital symbolique et financier. Devenue autrice de romans, elle continue de retourner dans tous les sens, à chaque fois de façon frontale, presque rude, les questions qui se posent à elle. Dans C’est plus beau là-bas (paru en septembre chez Buchet-Chastel), un universitaire se réveille au milieu de centaines d’autres personnes, enfermées comme lui dans un hangar inconnu. La réalité qui l’entoure se révèle peu à peu : une révolution a eu lieu sous l’impulsion de ses étudiants, à qui il exposait année après année les moyens de fonder un monde meilleur, débarrassé de la domination et fondé sur la coopération et la vie collective. Mais, maintenant qu’il s’y trouve, il n’est pas du tout sûr que ça lui convienne…
⁂
En matière de coopération et d’expérience collective, mettre son argent en commun – pas tout, non, mais quand même presque tout –, dans une société fondée sur la concurrence et la peur du manque, c’est un peu un boss level. Il y a une dizaine d’années, Violaine Bérot et trois de ses voisins ont tenté l’expérience. Au fond de leur vallée, les conditions de vie sont exigeantes. Trois d’entre eux vivent dans des endroits isolés, seulement accessibles par des sentiers. Les déplacements et les activités demandent du temps et de l’énergie, et l’entraide s’impose comme une nécessité. Peu à peu, les quatre voisins mutualisent certains biens indispensables : les deux voitures, les tronçonneuses… Ils apprennent à se connaître et à se faire confiance. L’idée d’une caisse commune s’inscrit dans la continuité de cette coopération quotidienne.
Avant de raconter son histoire, Violaine pose le décor. Le groupe est hétérogène : deux femmes et deux hommes, âgés de 22, 32, 42 et 52 ans. Deux d’entre eux exercent des métiers officiels (un chauffeur de bus, une photographe), deux autres ont des activités non déclarées : Violaine a ses chèvres dont elle tire du lait et du fromage, un autre est maraîcher. Tous ont de petits revenus, réguliers ou non. Pour le reste, Violaine insiste sur certains facteurs, propres au groupe, qui se sont révélés favorables : tous sont célibataires et sans enfants ; disposent d’un logement qui ne leur coûte rien ou presque ; et se nourrissent en partie grâce à la production des uns et des autres. La caisse commune est donc alimentée par des revenus qui, même très modestes, sont en partie « en surplus ».
Récit.
« Le principe de base était très simple. On avait une caisse d’argent liquide, et chacun y mettait ce qu’il voulait quand il voulait, de façon anonyme. Très vite, sans s’en parler, on s’est rendu compte que la caisse grossissait énormément et qu’on y mettait tous les quatre presque tout notre argent. En fait, ça nous paraissait évident : on avait voulu cette communauté financière, on voulait à fond jouer le jeu. Moi, par exemple, j’aurais du mal à évaluer mes revenus qui étaient très irréguliers mais disons que, si je rentrais 500 euros dans un bon mois, j’en gardais 100 et j’en mettais 400 dans la caisse. Ensuite, l’utilisation de l’argent était décidée collectivement. L’idée était qu’il ne devait pas servir aux dépenses privées du quotidien, on n’utilisait pas cet argent pour faire ses courses ou acheter un pull – mais uniquement pour des choses qui facilitaient notre travail.
On se réunissait très régulièrement : toutes les semaines à date fixe, au moins une matinée entière, parfois plus, aussi longtemps que nécessaire pour aborder tous les sujets. Ça commençait par un tour de table où chacun pouvait s’exprimer sur la manière dont il se sentait dans le groupe, dans son fonctionnement, etc. Ensuite on faisait un point sur la cagnotte. Puis chacun disait concrètement où il en était de son travail et de quoi il avait besoin. Les réunions permettaient aussi de parler de l’usage des choses qu’on avait en commun, de dire par exemple : “Là, je suis pas contente de l’état dans lequel j’ai retrouvé la tronçonneuse.” Et on discutait. Si on se rendait compte qu’un d’entre nous, ça l’emmerdait d’affûter la chaîne de la tronço, on s’organisait pour qu’il la rende à celui que ça ne dérangeait pas de le faire.
Au bout du compte, comme on essayait de vivre le plus possible en autonomie et de limiter nos dépenses, on utilisait surtout l’argent pour des achats liés aux pratiques agricoles. Donc ça pouvait être des choses pour le jardin, des clôtures, du matériel. Comme on travaillait avec des animaux (chèvres et chevaux), il y avait aussi des achats liés à eux, des clôtures mobiles ou un poste de clôture solaire, ce qui représentait des frais assez conséquents. Ou encore une débroussailleuse, une tronçonneuse, l’essence pour les faire fonctionner… »
« S’il y a pu y avoir des tensions, elles étaient plutôt liées au moral de l’un ou de l’autre qui n’allait pas. Il n’y a jamais eu de conflit sur le problème de l’argent. C’était plutôt l’inverse. Un jour, l’un de nous a mis d’un coup 3 000 euros dans la caisse. Les autres ont dit : “Non, on met l’argent qu’on gagne, un peu plus si on veut, mais pas toutes ses économies.” Parfois on était gênés par une dépense qui ne concernait que nous. Par exemple, pour moi, celles qu’on allait faire pour les chèvres. Alors les autres m’expliquaient : “Non, tes chèvres nous apportent plein de trucs, on a le fromage gratuit, on a le lait…” Il fallait réussir à se faire comprendre mutuellement qu’une dépense ne profitait jamais à un seul.
Le plus important, dans cette expérience, c’est justement la dynamique collective. Le fait de prendre les décisions à quatre, ça lève des blocages. On se retrouvait à acheter pour l’un des choses dont il n’aurait jamais osé rêver, qu’il ne se serait pas permis d’acheter même s’il avait eu l’argent. Par exemple, le maraîcher avait envie d’une serre. Il n’avait jamais demandé mais les autres savaient qu’il en voulait une. Et donc on l’a convaincu, parce qu’on savait qu’au fond, ça lui rendrait vraiment service. »
« Ça aide psychologiquement d’être en collectif. Les questions financières deviennent presque douces car chaque souci est aplani par le groupe. On n’est plus dans la peur de manquer, on sait qu’on aura de l’argent au moment où on en aura besoin même si, à titre personnel, on en gagne moins à ce moment-là… L’argent devient moins tabou, plus simple, moins anxiogène.
Cette expérience a complètement fait évoluer mon rapport à l’argent. Un jour, par exemple, je parlais de la période avant le groupe, quand j’étais fatiguée car mon boulot avec les chèvres était très physique, et l’un m’a dit : “Mais tu avais de l’argent de côté, pourquoi tu n’as pas fait telle ou telle dépense qui t’aurait simplifié la vie ?” Mais moi, à l’époque, je ne voulais pas toucher à cet argent, “au cas où”. Alors que dans le groupe, on est rassuré par les autres, on comprend qu’on a le droit de s’octroyer un peu de confort.
On a toujours tenu à ne pas être plus de quatre personnes dans le groupe. À ceux qui voulaient nous rejoindre, on disait de créer plutôt d’autres petits groupes, qu’ensuite on pourrait avoir des interactions entre groupes. On a toujours été persuadés que, pour que ça fonctionne, il fallait rester petit… Pour finir, on s’est arrêtés parce que deux d’entre nous ont eu le projet de quitter le village. On avait prévu qu’au cas où l’un partirait, l’argent resterait dans la cagnotte pour les autres. Finalement, on a décidé de tout arrêter ensemble. On s’est redistribué à égalité l’argent et le matériel restant. On n’a jamais su qui avait mis combien dans la cagnotte. On ne le saura jamais ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°213 (octobre 2022)
Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste...
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Paru dans CQFD n°213 (octobre 2022)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 28.10.2022
Dans CQFD n°213 (octobre 2022)
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