Misère en série & bracos populaires
Au Liban, les banques se braquent
14 septembre 2022. Téléphone dans une main, pistolet (factice) dans l’autre, debout sur le comptoir d’une agence Blom Bank du centre de Beyrouth, Sali Hafez, 28 ans, explose : « Je veux juste récupérer mon argent ! » Vêtue d’un jogging et d’un tee-shirt noir, la jeune femme ne réclame, de fait, rien d’autre que son argent. Sa sœur, atteinte d’un cancer, doit être opérée en Turquie. Montant de l’intervention ? 50 000 dollars. La banque accepte finalement de lui en verser près de 14 000. Aidée par des militants, soutenue par une foule en colère rassemblée devant la banque, Sali Hafez prend la fuite.
Depuis le début de la crise, en 2019, les actions contre les banques se sont multipliées. Mais le braquage de Sali Hafez, filmé et diffusé en direct, fait le tour des réseaux sociaux – et des émules. Dans les jours qui suivent, une quinzaine de braquages similaires ont lieu à Beyrouth, dont cinq pour la seule journée du vendredi 16 septembre. Craignant de faire exploser le pays, les autorités et les banques décident de ne pas en poursuivre les auteurs.
Depuis trois ans, pour éviter la banqueroute, les banques limitent les retraits à environ 200 dollars par mois pour les particuliers : à peine de quoi survivre. Arnaque supplémentaire : ces fonds, souvent déposés en dollars, ne peuvent être retirés qu’en livres libanaises (LL), au taux officiel d’environ 1 500 LL pour un dollar. Or, au marché noir, la monnaie nationale perd chaque jour un peu plus de sa valeur : à l’heure où ces lignes sont écrites, elle s’est effondrée à 37 000 pour un dollar. Cette « lirification des dépôts » constitue le principal moyen pour les banques de se désendetter.
Résultat ? La pauvreté explose. D’après l’Administration centrale de la statistique libanaise, en 2020, 73 % des ménages vivaient sous le seuil de pauvreté, avec un revenu total par mois inférieur à 100 dollars 1… « Je suis payé trois millions de livres par mois. Ça fait 80 dollars. Comment veux-tu vivre comme ça ? » confie Adir, militaire le jour et chauffeur de taxi la nuit.
Le Liban semble condamné à s’enfoncer chaque jour un peu plus dans la misère. L’épidémie de Covid-19, la double explosion du port de Beyrouth 2 et la guerre en Ukraine sont venues aggraver une situation économique déjà extrêmement précaire. « J’ai le sentiment qu’on est retournés dans les années 1990, juste après la guerre 3 : on n’a pas d’électricité, on a internet une fois sur deux, il y a des coupures d’eau tout le temps et en plus de ça, on n’a pas notre argent », soupire Cynthia, professeure d’architecture à l’université.
Le produit intérieur brut (PIB) du Liban a baissé de 58,1 % entre 2019 et 2021, « la plus forte contraction enregistrée dans les 193 pays du monde », selon la Banque mondiale. Début 2022, le taux d’inflation a franchi plusieurs fois la barre des 200 %, ce qui place le Liban au troisième rang mondial après le Venezuela et le Soudan. « On cherche des solutions nous-mêmes. Il n’y a pas d’électricité ? On installe un générateur. Le générateur est devenu trop cher ? On installe des panneaux solaires si on a les moyens. Il n’y a pas d’eau ? On installe des citernes. On n’a plus de wifi ? On passe par nos portables. Mais dans tous les cas, on paye deux factures, pour tout : c’est le système do it yourself libanais », ironise Cynthia, avant de conclure : « On n’a pas d’État mais une mafia au pouvoir. »
1 D’après la Banque mondiale, le salaire moyen par habitant en 2013, avant la crise, se situait autour de 600 dollars.
2 Survenue le 4 août 2020, elle a causé la mort de plus de 200 personnes, en a blessé près de 7 000 autres et ravagé la ville.
3 De 1975 à 1990, une guerre civile sanglante oppose communautés religieuses et factions politiques au Liban, sur fond d’interventions des puissances voisines et occidentales. Elle s’achève par l’occupation et la mise sous tutelle du pays par la Syrie.
Cet article a été publié dans
CQFD n°213 (octobre 2022)
Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste...
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Paru dans CQFD n°213 (octobre 2022)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 21.10.2022
Dans CQFD n°213 (octobre 2022)