Émeutes de l’électricité en 2011

Sénégal : quand la rue était électrique

Alors qu’en France l’État évoque de possibles coupures de courant cet hiver et que la question du coût de l’énergie annonce des lendemains qui brûlent, petit retour sur les « émeutes de l’électricité » au Sénégal en 2011.

Janvier 2011, Sénégal. Entre coût de la vie en hausse, coupures d’électricité en rafale dues à des infrastructures défaillantes et lassitude face aux magouilles des politiciens, la morosité règne. Au pouvoir depuis 2000, le président Abdoulaye Wade ne tient pas vraiment sa promesse de grand sopi (« changement », en wolof). Et il compte bien se représenter aux élections de 2012 pour un troisième mandat, quitte à modifier la loi pour cela. Une situation qui suscite la colère de la population, sans exutoire politique. C’est dans ce contexte qu’une poignée de rappeurs et de journalistes se réunissent dans un petit appartement de Dakar. De leur discussion naît l’idée d’un mouvement citoyen qui jouera un grand rôle dans les années à venir : Y en a marre. En 2019, l’un de ses cofondateurs, Aliou Sané, revenait sur sa genèse pour CQFD 1 : « Un soir, pendant une coupure d’électricité, désagrément fréquent, on s’est mis à discuter à la lueur des bougies des choses qui nous faisaient rugir : la gabegie des hommes politiques, les coûts ingérables de la vie quotidienne, le jet privé du fils du président […]. Et il nous semblait que la société civile n’avait jamais été aussi isolée par le pouvoir. On s’est alors dit qu’il fallait créer une structure pour encadrer la rage. »

« La Senelec n’arrête pas de déconner »

Comme un symbole, les premières ébauches de Y en a marre ont donc émergé « à la lueur des bougies ». Rien d’anodin, tant les coupures d’électricité suscitent depuis des années la colère dans le pays. Récurrentes sur tout le territoire, elles durent parfois des journées entières, handicapent le commerce et la vie sociale, frappant en premier lieu les plus pauvres, qui ne peuvent se payer le luxe d’un générateur. Accusée de ne pas réagir et de ne jamais couper le jus dans les quartiers bourges, la Société nationale d’électricité du Sénégal (Senelec) est au centre des détestations. Au point de devenir le sujet de morceaux de rap enflammés, dont « Désolé (Senelec - Coupelec) », du duo HA2N : « Tous les jours je vois le courant coupé / Ils ne voient pas tout ce que ça peut coûter / […] Au Sénégal je suis désolé, la Senelec n’arrête pas de déconner »

Dans les premiers mois de 2011, la grogne continue à monter, tandis que Y en a marre s’impose dans le débat public, fédérant les colères. Fin juin, les coupures s’aggravant encore, c’est l’explosion : des agences de la Senelec sont brûlées à Dakar par des manifestants en colère, dont beaucoup de jeunes. D’autres villes voient des émeutes secouer le cocotier, comme Mbour, Keur Massar ou Thiès 2. Et le quotidien Wal Fadjri de titrer le 27 juin, taquin : « Émeutes de l’électricité : le courant ne passe plus entre Wade et le peuple ».

« Les gens galèrent »

Plus de dix ans plus tard, la situation reste explosive. Si Wade a été battu par Macky Sall à l’élection de 2012 et si les infrastructures électriques ont été améliorées, les motifs de grogne sont encore là, à commencer par le coût de la vie et des services publics défaillants. « Les gens galèrent, ça devient insupportable  », explique Bassirou, jeune Sénégalais récemment arrivé à Marseille. « Le prix des loyers, des aliments, tout augmente. » Pour lui, les Sénégalais sont de plus en plus critiques envers le pouvoir : « Sall ne fait rien contre les problèmes du quotidien. Et il se dit que comme Wade il voudrait se présenter pour un troisième mandat en 2024. S’il fait ça, c’est tout le pays qui va brûler. » Quant aux coupures d’électricité, elles sont revenues cette année, notamment en mai et en août, suite à des épisodes de canicule et d’inondation. Le prélude à un retour des étincelles ?

Émilien Bernard

Dessin de Juliette Iturralde, illustrant un article du n°179 (septembre 2019), intitulé "Y’en a (encore et toujours) marre"

1 Voir« Y en a (encore et toujours) marre », entretien publié dans le n°179 de CQFD (septembre 2019).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°213 (octobre 2022)

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