Sénégal : de Wade à Sall, un même panier de crabes
Y’en a (encore et toujours) marre
Au Sénégal comme ailleurs, l’histoire se répète, mêlant farce et tragédie. En ce mois d’août 2019, c’est en tout cas ce qui se dit à Dakar, où la très sulfureuse affaire des champs pétrolifères et gaziers bradés à la multinationale BP (scandale Pétro-Tim) ne passe décidément pas. C’est une machination à la fois classique et fort nébuleuse, impliquant des personnalités gratinées : un requin des affaires roumano-australien issu du trafic d’héroïne, Frank Timis ; le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, Karim Wade (désormais à la tête du parti qu’avait dirigé son paternel) ; et le frère de l’actuel président Macky Sall, Aliou Sall. Mise en pleine lumière par un documentaire de la BBC, étayé depuis par d’autres sources, l’affaire suscite sarcasmes et colères, convoquant les fantômes d’un passé mal digéré.
Rembobinage. 2011 : le tout récent mouvement Y’en a marre, fondé notamment par des journalistes et des rappeurs (le duo Keur Gui, Foumalade), est l’emblème d’un mouvement de contestation sans précédent. Il s’agit alors de refuser le troisième et anticonstitutionnel mandat du président Abdoulaye Wade, à la tête d’une clique consanguine menant les affaires du pays. Les manifestations se succèdent, violentes, réprimées, avec de nombreuses victimes à la clé. Wade tente alors de placer son fils sur le trône, mais ça ne prend pas, la réforme constitutionnelle qu’il tente d’imposer tombant à l’eau. Résultat : Macky Sall, son ancien Premier ministre passé à l’opposition, remporte les élections, profitant du vent de révolte et promettant monts et merveilles. Son pouvoir refusera toute corruption, promet-il, placera l’intérêt du pays au premier plan. Vaste blague qu’illustre parfaitement le scandale en cours de dévoilement.
C’est dans ce contexte que nous avons rendez-vous avec Aliou Sané, cofondateur du mouvement Y’en a marre, dont il est le coordinateur officiel depuis mars 2019. Il nous reçoit dans les bureaux administratifs du collectif, installés à Sacré Cœur III, un quartier tranquille de Dakar. En attendant qu’il soit disponible, on discute avec Maïmouna, la trentaine souriante, l’une des employées du mouvement. On est le 16 août, période de vacances au Sénégal, mais elle n’est pas vraiment concernée, rigole-t-elle, étant donné qu’elle doit rédiger un rapport sur la dernière campagne initiée par le mouvement, « Sunu Gox ». Soit un travail de fond mené avec le tissu associatif et culturel d’une vingtaine de banlieues de Dakar pour tenter de répondre à des questions telles que la gestion des déchets ou l’inclusion des femmes dans la vie politique locale.
Elle le rappelle : si le mouvement est « célèbre » pour son aspect contestataire et sa présence dans la rue aux moments-clés, il était dès le début ancré dans une démarche plus large, visant à pousser les jeunes Sénégalais à s’emparer de la question politique. Entre activisme et lent travail de conscientisation, le mouvement semble avoir trouvé sa vitesse de croisière, un pied dans l’actualité l’autre dans le travail de fond. Ce que confirme Aliou Sané qui nous rejoint pour l’entretien. Ancien journaliste, il a tout lâché pour s’impliquer dans le mouvement dès les premières étincelles. Il le défend avec passion, s’enflammant à l’occasion et traçant des voies plutôt optimistes pour l’avenir.
⁂
Le mouvement a été lancé en 2011, plus d’un an avant l’élection présidentielle de 2012. Quel a été le déclencheur ?
« Il y en a eu plusieurs, qui se sont cristallisés en janvier 2011. À l’époque, je vivais dans un petit appartement d’un quartier de banlieue, les Parcelles assainies, qui servait souvent de lieu de rassemblement. On s’y retrouvait pour discuter entre amis de ce qui n’allait pas. Il y avait le journaliste Fadel Barro, qui était mon colocataire et avait déjà eu maille à partir avec la justice pour des articles critiques envers Wade, ainsi que des visiteurs, comme les deux rappeurs de Keur Gui, réputés pour leurs textes engagés.
Un soir, pendant une coupure d’électricité, désagrément fréquent, on s’est mis à discuter à la lueur des bougies des choses qui nous faisaient rugir : la gabegie des hommes politiques, les coûts ingérables de la vie quotidienne, le jet privé du fils du président ou les milliards de francs CFA dépensés pour l’immense Monument de la Renaissance africaine1 à Dakar. On était à un an de l’élection présidentielle, et il nous semblait que la société civile n’avait jamais été aussi isolée par le pouvoir, qu’elle était absolument impuissante et que rien ne permettait d’exprimer les frustrations.
Notre constat était simple : on est engagés, on se bat à notre niveau, mais... à quoi ça sert puisqu’on ne change rien ? On s’est alors dit qu’il fallait créer une structure pour encadrer la rage. Pas un parti, parce qu’on ne croyait pas à la politique politicienne, mais un mouvement citoyen où tout le monde – ouvrier, cadre, ménagère – pourrait trouver un cadre d’expression. C’est comme ça qu’est né Y’en a marre le 18 janvier 2011. »
Il y avait des revendications concrètes ?
« Notre discours était axé sur le quotidien. Si on prend l’exemple des coupures, on voyait qu’à chaque fois que l’électricité disparaissait, les jeunes du coin brûlaient des pneus et foutaient le bordel. Pourquoi pas ? Sauf que ça ne débouchait sur rien. Si la femme d’un ministre passait en voiture, il lui suffisait de remonter la vitre et de s’éloigner. N’étaient pénalisés que les gens du quartier. On est donc allés discuter avec eux, pour leur dire que s’ils voulaient vraiment emmerder le pouvoir, il fallait qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales et s’impliquent dans la vie de leur quartier. Notre discours n’avait rien de radical, même s’il s’est évidemment durci quand le gouvernement Wade a poursuivi sa course en avant.
Le mouvement a vite pris de l’essor, les jeunes s’inscrivant en masse sur les listes. Selon les décomptes officiels, il y a eu 357 000 nouveaux inscrits en une courte période. Ce succès n’a pas tardé à nous apporter des problèmes : nombre d’entre nous se sont retrouvés en garde à vue à plusieurs reprises. Et notre combat a vite rejoint celui du peuple sénégalais contre le troisième mandat de Wade. Des manifestations violentes ont suivi, et une très forte répression, avec treize morts et de nombreuses arrestations arbitraires : le pouvoir ne voulait rien lâcher. Au point que l’opposition a un temps prôné le report des élections. Nous n’étions pas d’accord : il fallait qu’elles se tiennent et que Wade dégage. »
Quelle était votre position vis-à-vis du principal opposant à Wade, Macky Sall, aujourd’hui à la tête du pays ?
« Macky Sall est venu nous rendre visite dans notre QG de banlieue entre les deux tours de l’élection. Il cherchait à nous rattacher à sa campagne. Notre position était très claire : on ne vous soutient pas, on veut simplement faire tomber Wade. Point fondamental : il n’était pas question d’accepter des postes dans son gouvernement. Il a eu beau nous faire les yeux doux, ce n’était pas une option envisageable. Au début de son mandat, il est revenu à la charge et a reçu la même réponse : non.
Au fond, on n’a jamais cru en lui, pas une seconde, parce que c’est un politicien de l’ancien temps, ayant fait partie de plusieurs gouvernements. Pour nous, c’est un fils de Wade. Mais on se disait qu’il pourrait amorcer un début de changement, poser des jalons, ce qu’il avait promis, notamment au niveau de l’assainissement des finances publiques. Wade et son entourage étaient tombés tellement bas qu’on pensait qu’il y aurait forcément amélioration. Sauf que non : on voit aujourd’hui avec le scandale Pétro-Tim impliquant profondément le frère du président, Aliou Sall, qu’il y a une continuité dans l’indignité. Macky avait déclaré : “La patrie avant le parti et la famille”. Il a fait exactement le contraire.
Un an après l’élection, on a organisé une manifestation pour lui rappeler ses promesses. Ensuite, tout a été de mal en pis. Aujourd’hui, on peut le dire : jamais un président n’a été aussi méprisé. Hormis ses proches soutiens, il n’y a plus aucun respect à son égard. Et ceux qui sont les plus acerbes, notamment sur les réseaux sociaux, sont justement ceux qui avaient cru à ses promesses de moralisation. Si les médias sont à la solde du pouvoir, ils pèsent peu par rapport à la colère qui se propage en ligne. C’est pour avoir plus de poids dans ce domaine qu’on en est train de travailler sur une web-TV, télévision de rue qui portera les paroles qu’on n’entend jamais dans les médias. »
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’avoir contribué à l’élection de Macky Sall ?
« Que c’est absurde. On a simplement appelé à voter contre Wade. Sall ou autre, voire vote blanc, c’était pareil pour nous. Il s’agissait simplement d’une étape. Mais on sait que le travail à mener dépasse largement cette question du vote.
Quoi qu’il en soit, le pouvoir a tout fait pour nous discréditer. Il y a eu plusieurs tentatives de nous acheter. Mais aussi une diabolisation qui continue encore aujourd’hui : on nous présente comme des gens sans solution, partisans de la violence. Des rumeurs ont tourné : on serait financés par les lobbys gays2, ou bien par les loges maçonniques. Comme les gardes à vue et la répression n’ont pas suffi à nous faire taire, nos adversaires cherchent des moyens d’entamer notre crédibilité. Le fait qu’on ait refusé de présenter des candidats aux législatives est posé par eux comme le symbole de notre caractère non constructif. Alors que c’était une décision très réfléchie et discutée en assemblée générale. Il n’était pas question de se mouiller avec ce système-là.
Fin décembre 2018, le duo Keur Gui a sorti un nouveau morceau, Saï saï au cœur, un titre acerbe dénonçant le pouvoir en place [« Saï saï » veut dire « plaisantin / coureur de jupons » en wolof]. Il a énormément tourné sur Internet et s’est révélé prophétique, annonçant le scandale sur la gestion des gisements de pétrole et de gaz. Là aussi, ça a été considéré comme une attaque sans fondement. C’est dans cette même veine que se situe la récente vague d’arrestations pour des propos tenus sur Internet : il y a volonté de faire taire les voix divergentes. Le cas de Guy Marius Sagna est exemplaire : il est en prison depuis un mois pour avoir relayé un communiqué du collectif Frapp France Dégage sur le jeu trouble de la France dans le terrorisme au Mali. Le dossier est tellement vide qu’il est inculpé pour “fausse alerte terroriste”3. »
Vous insistez sur un travail en profondeur, plus déconnecté de l’actualité...
« Dès la première grande manifestation impulsée par Y’en a marre, en mars 2011, il y avait en germe cette volonté de s’inscrire sur la longueur en poussant les gens à se réapproprier le champ politique. Les programmes citoyens que nous développons sont l’essence du mouvement. En 2012, on a lancé une grande tournée dans tout le Sénégal. Notre message : parle avec ton maire ou ton député, implique-toi, sois la sentinelle de la démocratie.
Cela passe par des questions très prosaïques, comme la gestion des ordures, l’équipement des écoles, le vote des budgets municipaux, etc. Il faut comprendre que depuis les indépendances, les gouvernements des pays concernés ont généralement surfé sur l’apathie et l’ignorance pour profiter du pouvoir. Cette génération dont font partie des dirigeants comme Wade ou Sall doit être détrônée, remplacée par des gens ayant vraiment le sens de l’intérêt collectif. On essaie de participer à ce renouvellement, de donner à tous le moyen de s’impliquer. Et c’est pour cela qu’on n’apprécie pas de se voir renvoyés à notre seul radicalisme, aux événements de 2011 et 2012, comme le font tous les médias. La contestation est un pan de notre démarche, mais c’est loin d’être le seul.
La réélection de Macky Sall en 2019 est évidemment un constat d’échec. C’est lié au fait que cette génération s’accroche à ses postes. Mais cela ne veut pas dire que le travail en profondeur ne paye pas. Lors de cette élection, l’ancien haut-fonctionnaire Ousmane Sonko, porteur d’un discours très critique sur le système et le pillage des ressources, est arrivé troisième, apportant un vent de renouvellement. 800 000 Sénégalais ont voté pour lui. C’est très insuffisant, bien sûr, mais c’est une ouverture. On ne désespère pas de ce pays. Ils ont eu beau tenter d’acheter les consciences, que ce soit le clan Sall ou le clan Wade, ça n’a pas suffi. Et depuis quelque temps, il y a un changement de mentalité évident : les gens refusent de nouveau cette caste, ces affaires. Il y a un récent fait divers qui dit beaucoup : un commissaire de police a agressé un pharmacien qui ne voulait pas lui donner un médicament parce qu’il n’avait pas d’ordonnance. Résultat : le pharmacien s’est retrouvé en prison. Mais l’histoire a été massivement dénoncée, au point qu’il a été libéré et le commissaire relevé de ses fonctions. C’est une expression du ras-le-bol. »
Vous avez suivi le mouvement des Gilets jaunes ?
« Oui, bien sûr, avec beaucoup d’intérêt. C’est un mouvement assez proche du nôtre, qui est parti de bases concrètes, liées à la vie quotidienne, pour s’élargir à d’autres revendications. Ce genre de mouvement social s’appuie sur la spontanéité, ce qui est à la fois une force et une faiblesse, parce que c’est difficile de tenir sur la longueur. On a également vu une similitude dans la répression et la diabolisation médiatique : tout est fait pour discréditer un mouvement venu de la base.
De notre côté, cette diabolisation est aussi passée par la critique de notre financement. Parce qu’on a choisi d’accepter l’argent venu d’ONG comme Oxfam, qui ont entre autres investi dans notre programme “Dor Ak Sa Gox” (“Marcher avec sa communauté”). C’est un point dont on a beaucoup débattu. Si au début on s’autofinançait en vendant des T-shirts, notre choix de travailler en profondeur passait forcément par cette dimension. Quand tu organises des tournées dans les quatorze régions du pays, tu ne peux plus fonctionner avec des bouts de ficelle. C’est pour cela qu’on est très sérieux dans la gestion administrative : il faut faire en sorte qu’on ne soit pas attaquable sur la question de l’utilisation des fonds. On fait cela en toute transparence, avec l’idée de court-circuiter la logique des grandes ONG qui dépensent n’importe comment les fonds de l’Union européenne.
À ce niveau, la critique est facile. Personnellement, j’aurais pu avoir une vie beaucoup moins compliquée. À 25 ans, j’étais cadre dans une rédaction, j’avais un bon salaire, j’avais tout pour profiter. Je ne faisais pas vraiment partie de ceux qui en avaient marre. Mais je vivais parmi eux, je voyais la pauvreté au quotidien, les galères, les gens qui ne pouvaient pas se payer des médicaments basiques. Alors j’ai basculé dans cette contestation qui occupe toute ma vie et je ne regrette rien, même si j’ai été traqué pendant des mois. On peut dire la même chose des rappeurs de Keur Gui, qui avaient déjà beaucoup de succès avant de s’engager dans la dissidence. Ils auraient pu profiter du système facilement. Ils ont choisi de faire l’inverse. »
Votre mouvement semble essaimer en Afrique subsaharienne…
« Oui, c’est quelque chose de très encourageant. On a d’ailleurs organisé une grande rencontre à Dakar en 2018, pour contribuer à fédérer toutes les initiatives : l’Université populaire de l’engagement citoyen. Étaient présents des gens issus de collectifs proches : le Balai citoyen du Burkina Faso, Lucha et Filimbi au Congo Kinshasa, En Aucun Cas au Togo, Our Destiny au Cameroun, Sindumuja en Gambie, etc. La plupart de ces mouvements sont nés après Y’en a marre et s’en sont pour partie inspirés. On a d’ailleurs fait une tournée africaine pour présenter notre démarche, après les événements de 2011 et 2012, avec des rencontres très fortes, même si c’était parfois compliqué : au Congo, on a fait cinq jours de prison après que la police a débarqué lourdement armée dans le rassemblement organisé par Filimbi et Lucha. Certains activistes là-bas sont encore incarcérés.
Suite à notre rencontre de 2018 est née une plateforme panafricaine, Afrikki Mwinda [« L’Afrique qui brille »], qui fédère toutes ces luttes. On ne va pas en rester là, puisqu’une nouvelle grande réunion est prévue fin 2019. L’idée est de multiplier les pistes de dialogue et de montrer que les mouvements populaires n’ont pas dit leur dernier mot. Parce qu’il y a une certitude : des collectifs comme Y’en a marre ne font rien d’autre qu’accompagner la rue. Au Sénégal, beaucoup disent qu’on a fait “disjoncter” un président en 2012. Ce n’est pas le cas : on s’est simplement battu aux côtés des citoyens de ce pays. On va continuer. »
1 Statue d’une cinquantaine de mètres de hauteur, inaugurée fin 2010.
2 L’homosexualité est encore aujourd’hui réprimée par la loi au Sénégal.
3 Il a été libéré le jour même de l’entretien.
Cet article a été publié dans
CQFD n°179 (septembre 2019)
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Paru dans CQFD n°179 (septembre 2019)
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Illustré par Juliette Iturralde
Mis en ligne le 17.10.2019
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