Petit rappel
L’antisémitisme, c’est du racisme
Autrefois, tout était simple : la droite vomissait les « judéo-bolchéviques », tandis que la gauche portait haut le flambeau de la lutte contre l’antisémitisme. Aujourd’hui, les choses apparaissent plus nébuleuses. L’extermination des juif·ves d’Europe par les nazis est devenue depuis la fin des années 1970 un fait mémoriel majeur en Occident. La Shoah est enseignée et commémorée par les institutions. Ce faisant, dans l’esprit de bien des antiracistes, l’antisémitisme semble avoir pris la place d’une sorte de monument poussiéreux, abstrait, invisible à force d’être trop vu – comme si la haine des juif·ves s’était évanouie miraculeusement après deux millénaires d’exclusion, de persécutions et de massacres1. D’autre part, cette mémoire n’a cessé d’être instrumentalisée par Israël et ses partisans occidentaux afin de justifier l’oppression – et aujourd’hui, le massacre – des Palestiniens.
Depuis le 7 octobre, la confusion est totale. Face à l’augmentation des violences antisémites2, la droite et l’extrême droite, où l’antisémitisme se porte toujours bien, s’érigent en défenseurs des juif·ves. Le temps nous semble donc venu de donner la parole à des camarades juif·ves de gauche, premier·es acteur·ices des luttes contre une haine qui les vise au premier chef, et de nous doter de nouveaux outils de réflexion. À commencer par le livre de la militante Illana Weizman Des Blancs comme les autres ? – Les Juifs, angle mort de l’antiracisme (Stock, octobre 2022). Et les formations à l’antisémitisme que Jonas Pardo destine à « notre camp ». (Un entretien avec Jonas Pardo a été publié dans le même numéro, à retrouver parici)
Les juif·ves, ces racisé·es
Le point de départ du livre d’Illana Weizman – et aussi celui de sa série de podcasts Qui a peur des juifs ? Antisémitisme, la tentation perpétuelle (Chahut Média) –, c’est le vécu des personnes concernées, et leur parole. La sienne sonne avec clarté. « Je suis devenue juive à l’âge de 9 ans », explique-t-elle. Le jour où, dans la cour de l’école, une camarade lance : « Il ne faut pas jouer avec Illana, c’est une sale juive. » « Avant cet épisode, je ne savais pas que j’étais juive. Cela paraît fou quand on sait que j’ai grandi dans une famille pratiquante mais, en classe de CM1, je suis simplement une gamine de 9 ans […] comme les autres. Avant la mise en branle de la racialisation, les différences existent mais elles ne sont pas porteuses de sens. »
« Racialisation », le terme est important. En exposant son expérience de femme juive arabe, habituée à dissimuler des aspects de sa vie personnelle aux membres non juifs de son entourage, scrutée pour son nom, son prénom, ses cheveux, essentialisée, assignée politiquement, sexualisée sur la base de ses origines, Illana Weizman parvient en effet à reformuler l’antisémitisme dans le langage des luttes intersectionnelles. « On ne peut être juif “sans y penser”, comme un état de neutralité, explique-t-elle. C’est précisément cela être racisé, porter constamment le poids de ce que les autres projettent sur nous. » Cette projection n’est pas seulement réductrice (pas plus qu’aucun groupe humain, « les juif·ves » ne répondent à une définition simple et univoque) et essentialisante : elle tend à faire des juif·ves un « autre » suscitant la méfiance sinon la haine : selon un sondage récent, 91 % des étudiant·es juif·ves de France auraient déjà été confrontés à l’antisémitisme. En 2015, quand certains responsables communautaires déconseillent le port de la kippa en public par mesure de sécurité, de jeunes juifs marseillais répondent : « Ils nous reconnaissent même sans kippa […], à notre manière de parler, de nous habiller, alors se faire casser la gueule pour se faire casser la gueule, vaut mieux garder la kippa. »3
Ces derniers temps, ces récits ont un peu disparu de la conscience des antiracistes. À l’heure de l’énième loi anti-immigration, tandis que les jeunes originaires des anciennes colonies françaises tombent sous les coups de la police, beaucoup hésitent à appréhender l’antisémitisme au même titre que les autres racismes. Comme l’islamophobie, l’antisémitisme est pourtant systémique et structurel dans la société française, tant son ancienneté a permis l’accumulation d’un inépuisable répertoire de formes, discours et constructions idéologiques, profondément ancrés dans l’imaginaire collectif. Et de fait, depuis le 7 octobre, ça suinte : les préjugés, le déni, voire la haine – confirmant un malaise croissant chez beaucoup de juif·ves actifs dans les luttes sociales. « Chez beaucoup d’amis non juifs, militants de groupes intersectionnels, c’est comme si, au nom de la “résistance” l’horreur du massacre du 7 octobre n’était pas prise en considération, nous explique Illana Weizman. Même chez des militantes féministes, avec qui je travaille depuis des années, je n’ai pas entendu de voix forte dénoncer l’emploi par le Hamas du viol comme arme de guerre. »
Dans le combat antiraciste
Refusant de voir leur parole silenciée par leurs camarades, mais aussi récupérée par leurs ennemis, les juif·ves de gauche ont commencé à s’organiser. Depuis 2015, le collectif Juif·ves révolutionnaires s’est donné comme objectif de « remettre le combat contre l’antisémitisme à sa juste place dans le combat antiraciste d’une part, tout en combattant les idées réactionnaires au sein de la minorité juive d’autre part ». Dans la communauté juive comme en milieu militant, leur démarche détonne.
« Il est vital de détacher la question israélo-palestinienne et la lutte contre l’antisémitisme »
Non pas, expliquent-ils, en raison de leurs positions sur le conflit israélo-palestinien (« qui ne sont pas très originales au sein de la gauche radicale »), mais parce qu’il leur paraît « problématique de ne nommer l’antisémitisme que lorsqu’il est question de son instrumentalisation. Avant de produire de l’analyse sur l’instrumentalisation de l’antisémitisme, notamment par la droite et l’extrême droite, la priorité des antiracistes doit être de lutter contre l’oppression elle-même. » [voir encadré "Le choix des mots", ci-dessous] Illana Weizman ne dit pas autre chose, quand elle affirme : « Il est vital de détacher la question israélo-palestinienne et la lutte contre l’antisémitisme. »
Par Laurent Perez
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Le choix des mots
« Pour nous, le combat se mène ici et maintenant, dans la tradition bundiste4. C’est-à-dire que la solidarité avec la Palestine est légitime et nécessaire, et que militant et luttant en France nos mobilisations doivent avant tout porter sur la lutte contre l’impérialisme et le racisme français, et notamment l’antisémitisme. Nous sommes assez critiques envers le discours qui voudrait faire du sionisme le pire des nationalismes ou qui voudrait voir la main des sionistes à l’œuvre derrière les médias et les décisions politiques ailleurs qu’en Israël. On entend à gauche des slogans comme “Les sionistes au goulag”, issu de l’antisémitisme soviétique, ou “Séparation du Crif et de l’État”, issu de l’extrême droite, qui permettent à un antisémitisme rendu acceptable de s’engouffrer sans peine. Quand on entend “De Paris à Gaza, intifada”, qui sait qu’il s’agit d’un slogan du GUD ? On peut pourtant comprendre qu’ils dénoncent là une pseudo “domination juive” sur la France. Une fois que les personnes sont convaincues que le sionisme est le problème majeur en France ou que l’État est aux mains des “sionistes”, Soral et Dieudonné n’ont plus besoin de bosser. […] Pour beaucoup de monde à gauche et à l’extrême gauche, ce conflit est l’occasion d’une course à la radicalité qu’on n’observe pas pour d’autres situations coloniales, où la rigueur et l’humilité sont davantage de mise. »
1 Pour une première approche, voir la série documentaire Histoire de l’antisémitisme, sur le site d’Arte.
2 D’après le ministère de l’Intérieur, trois fois plus d’actes antisémites ont été commis dans le mois suivant l’attaque du Hamas que durant toute l’année 2022.
3 Lire « À Marseille, “le curseur en matière de haine des juifs est très élevé” », Le Monde (13/01/2016).
4 Parti socialiste juif d’Europe de l’Est fondé en 1897, partisan de la lutte de classes « sur place », donc en opposition au sionisme qui entend résoudre les problèmes des juifs par l’émigration et la formation d’un État juif.
Cet article a été publié dans
CQFD n°226 (janvier 2024)
Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.
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Paru dans CQFD n°226 (janvier 2024)
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 05.01.2024
Dans CQFD n°226 (janvier 2024)
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