Oranges, ô désespoir
Exilés exploités en Calabre : les habits neufs de l’esclavage
Rosarno. Un bled anonyme de Calabre, au sud de l’Italie. 14 000 habitants officiels, mais dans les environs des milliers de personnes, en grande majorité exilées, se tuent à la tâche pour des salaires de misère pendant les quelques mois (de novembre à mars) se prêtant à la cueillette dans les plantations d’orangers. L’anthropologue luxembourgeois Gilles Reckinger a consacré plusieurs années d’enquête à la situation de ces travailleurs, condensées dans Oranges amères – un nouveau visage de l’esclavage en Europe 1 .
Si les situations et parcours varient, beaucoup de personnes en exil atterrissent dans ces culs-de-sac que constituent les exploitations agricoles du sud de l’Italie. « Les demandeurs d’asile déboutés en Italie du Sud connaissent un sort particulièrement difficile », explique-t-il, décrivant par le détail les bidonvilles ou villages de tentes où ils se retrouvent, le racisme des autochtones, la lutte pour décrocher un salaire tout juste suffisant pour survivre… Embauchés en dehors de tout cadre légal, ils sont à la merci de patrons pour lesquels ils constituent un formidable effet d’aubaine. Et ceci dans l’indifférence générale : « Qu’il s’agisse de la police, des autochtones ou des patrons, personne ne semble s’intéresser aux infractions évidentes à la loi et aux droits de l’homme », explique Gilles Reckinger. Il ajoute : « Dans le fonctionnement actuel de la gouvernance néolibérale de la migration, la fermeture des frontières va paradoxalement de pair avec la mise à disposition d’une main-d’œuvre migrante abondante et soumise. »
L’anthropologue donne la parole à de multiples exilés, issus du Burkina Faso, du Ghana ou du Sénégal, qui tous se retrouvent piégés par un système où la simple survie est déjà une gageure. On retrouve dans l’article de William Bonapace et Maria Perino traduit ci-dessous dans son intégralité, les dispositifs d’asservissement que rencontrent ces travailleurs surexploités, coincés entre un État toujours plus répressif, des intérêts industriels et l’ombre de la mafia locale, la ’Ndrangheta.
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L’article original a été publié sur le site du média italien On Borders2
Arriver de nuit à Rosarno est une expérience particulière1. Lorsque tu sors de l’autoroute Salerne-Reggio, la première chose qui t’attend est une route départementale cabossée pleine de nids-de-poule à éviter. Un peu par hasard, après quelques kilomètres de voie défoncée, on retrouve quelques habitations : des cabanes construites de manière anarchique, puis des maisons sans fioritures, décrépies, de formes diverses, petites et grandes, souvent avec les reliquats de béton armé pointant sur un toit non achevé ou sur les côtés. Beaucoup sont délabrées.
« Un paysage post-atomique à ne pas confondre avec l’arriération. Ici, local et global se rencontrent, ensemble aux décombres du mythe du développement 3. » C’est comme ça qu’Antonello Mangano, écrivain et chercheur sicilien, a décrit le paysage de ce petit bourg dans ses livres, et c’est à ça qu’il ressemble encore aujourd’hui, le 16 mars 2024. La route est privée de signalétique. Par endroits, la chaussée se voit adjoindre un bout de trottoir cabossé qui disparaît petit à petit entre les ronces, les herbes et les cartons. Notons aussi l’absence de mobilier urbain : pas de bancs, de plantes ou de fleurs. Le long de la route se dressent quelques boutiques de vêtements, un supermarché chinois, une échoppe de produits alimentaires, beaucoup de salles où parier de l’argent et… pas grand-chose d’autre.
Après un virage, la route s’élargit et sur la droite apparaît un hôtel : quatre étages illuminés, avec un parking et une entrée décente. Pas moins de 50 chambres. En face, une boucherie et une boutique pour les mariages, puis de nouveau des maisons décrépies, de la poussière. La forte sensation de désolation est amplifiée par la lumière des réverbères. On s’interroge spontanément sur qui peut bien venir dans cet hôtel, et pourquoi.
« Le matin, peu après cinq heures, attablés au bar de l’hôtel, il n’y a que les militaires assis à prendre leur petit déjeuner, leurs armes d’assaut posées contre leurs sacs »
Rapidement, on découvre que les principaux hôtes sont militaires. Ils sont pléthore. Leurs véhicules sont garés en ordre dans la cour. Il y a six jeeps, dont une couleur camouflage. Le matin, peu après cinq heures, attablés au bar de l’hôtel, il n’y a que les militaires assis à prendre leur petit déjeuner, leurs armes d’assaut posées contre leurs sacs. Ils se préparent à la surveillance de lieux sensibles. Rosarno et son territoire sont considérés comme une des zones, puisqu’elle a le plus haut taux d’infiltration de la ’Ndrangheta en Calabre et la plus importante présence criminelle d’Italie. Un cancer depuis toujours présent dans le monde agricole, qui a ensuite gangrené les secteurs du commerce et du bâtiment, avant de devenir enfin un phénomène global, empoisonnant la vie et l’économie. En traversant la ville, on est cependant touchés par la fréquence des noms de rues dédiés à des figures historiques du mouvement ouvrier : via Gramsci, via Togliatti, via Nenni… Signes d’une histoire de luttes et de revendications qui a laissé un souvenir visible, mais un impact bien faible dans les faits. On ne voit par contre presque rien en ville des conditions des journaliers agricoles4 , ces étrangers présents par milliers dans les terres qui entourent le centre urbain.
Parfois, dans les rues qui portent ces noms, et renvoient à des luttes pour la justice, entre une maison délabrée et une autre inachevée, apparaît un restaurant chic. En face, garées, des voitures luxueuses. Dans les restaurants, des gens bien habillés sirotent des coupes de vin. Un contraste difficile à accepter. Un peu plus loin, une vieille caravane bancale, comme les maisons tout autour, garée sur un emplacement poussiéreux, flanquée du sigle de l’UE et du ministère de l’Intérieur, qui sert probablement de bureau pour les migrants, lesquels, sûrement, ne la fréquentent jamais. Mais procédons dans l’ordre.
La petite ville compte environ 14 000 habitants et se trouve sur la pointe septentrionale de la plaine de Gioia Tauro, une ample zone alluviale qui rejoint la mer Tyrrhénienne avec un golfe majestueux et de longues plages, desquelles s’élèvent les montagnes de l’Aspromonte. Deux types d’activités sont développées dans la zone : sur la côte, le port, premier pour le trafic de marchandises en Italie et neuvième en Europe, et dans la plaine, la récolte des agrumes et des olives, parmi les plus importantes du pays.
Malgré tout, il est très difficile de parler de développement. Cette situation est la conséquence d’un ensemble de facteurs de longue durée qui se sont entrelacés au cours des années ayant suivi la Seconde Guerre mondiale : la forte et constante présence mafieuse, une politique de développement imposée d’en haut, gérée par les grandes entreprises liées aux marchés publics en collusion avec la criminalité organisée, et enfin la défaite et l’épuisement des perspectives d’émancipation sociale des deux dernières décennies du siècle dernier, puis leur affaiblissement accru à l’aube du nouveau millénaire suivant les tendances historiques nationales et internationales.
L’histoire du port de Gioia Tauro est représentative de ces évolutions. À l’origine de cette impressionnante infrastructure qui s’étend sur une superficie de 620 hectares, il y avait le « Pacchetto Colombo », un ensemble d’investissements publics baptisés d’après le Premier ministre de l’époque. Ceux-ci entendaient répondre à la révolte de Reggio Calabria de 1970, lorsqu’a explosé la protestation de l’extrême droite contre la décision de déplacer le chef-lieu régional de Reggio à Catanzaro. L’idée était de créer le cinquième pôle sidérurgique italien et de le connecter à un port. Si 700 000 arbres fruitiers ont été abattus, rien n’a été construit, pas le moindre pylône ou hangar. Malgré les mirobolantes promesses du gouvernement de garantir la création de milliers d’emplois, la crise de l’acier qui déjà s’annonçait au moment des différents projets élimina l’ambition de construire une autre « cathédrale dans le désert », laissant seulement sur le territoire un immense désert. Mais ce fut en compensation une grande affaire pour la malavita 5 , en grande partie pour les propriétaires de terrains de la plaine, que l’État expropria avec des sommes astronomiques.
La construction du port commence en 1975, quand il est décidé de donner vie à une structure portuaire multifonctionnelle, pour lequel les travaux dureront jusqu’au début des années 1990 avec le premier accostage d’un navire en 1995. En 2023, l’activité portuaire atteint un trafic de près de 3 548 000 containers, sans cependant jamais garantir un nombre d’emplois élevé. Dès le début, les familles puissantes de la ’Ndrangheta se sont infiltrées dans les chantiers de construction contrôlant les marchés publics et les fournitures, augmentant ainsi leur puissance et leur richesse. De la même façon, depuis le début des activités portuaires, le site est tenu en permanence sous le contrôle des bandes Piromalli et Molè, à tel point qu’aujourd’hui Gioia Tauro est le carrefour principal du trafic de drogue en Europe. Pour la seule année 2021, 13 tonnes de cocaïne ont été saisies. Et on admet communément que les forces de l’ordre arrivent à peine à intercepter 10 % de tout le trafic de stupéfiants transitant par ce port. Par ailleurs, la plaine est devenue le lieu dans lequel opèrent d’autres organisations criminelles, les mafieux calabrais se voyant concurrencés par des bandes albanaises.
Les territoires concernés sont habités par la désolation. Les villages de Gioia Tauro et de San Ferdinando, sur les terres desquels s’étend le port, restent désolés, pauvres et dégradés. La richesse voyage rapidement par d’autres voies, vers le nord et dans de nombreux paradis fiscaux. En Calabre restent la peur et la désolation, avec pour beaucoup une unique perspective : l’émigration. Le port est substantiellement déconnecté des dynamiques territoriales régionales, servant autant le monde globalisé que la criminalité organisée.
Venons-en maintenant à l’autre aspect qui a des conséquences sur le territoire de la plaine et qui embrasse le précédent : la défaite du projet de régénération sociale du monde paysan porté par les luttes des journaliers agricoles pour la distribution des terres, et l’affirmation d’une économie clientéliste basée sur de nouvelles formes d’exploitation. En Calabre, le mouvement paysan des journaliers fut très fort dès l’unité italienne, avec des moments particulièrement significatifs, tant dans l’entre-deux-guerres que dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, à partir déjà de 1945.
L’objectif à ce moment-là était l’occupation des terres domaniales non cultivées. Les journaliers, qui vivaient dans des conditions de pauvreté extrême, décidèrent en 1947 d’agir en occupant les terres du Bosco Grande o Selvaggio (850 hectares non cultivés), qui furent labourées et transformées en grandes agrumeraies. Au cours des mêmes années, d’autres mouvements ont défié les grands propriétaires terriens, se confrontant souvent violemment à la police. L’événement le plus significatif et dramatique de cette époque fut le massacre de Melissa en 1949, dans l’actuelle région de Crotone, où les paysans marchèrent sur les terres des latifundistes pour demander le respect des mesures prises dans l’après-guerre par le ministre de l’Agriculture Gullo. La police ouvrit le feu sur les manifestants, en tuant trois et en blessant quinze. De nombreux animaux appartenant aux paysans furent aussi abattus par les forces de l’ordre. Le massacre poussa tout de même le gouvernement à promulguer la loi Sila qui anticipa la réforme foncière nationale sanctionnée par la loi n° 841 du 21 octobre 1950.
Dans la plaine, grâce au soutien des forces de gauche et en particulier du parti communiste, durant cette décennie, afin de soustraire les paysans à l’hégémonie des agrariens et du contrôle de la ’Ndrangheta qui nidifiait alors dans le monde des petits propriétaires agricoles, une action de promotion de l’activité coopérative est soutenue, sans grand succès. En fait, beaucoup de journaliers agricoles cherchaient à posséder leur petit lopin de terre, convaincus que cela leur serait profitable. À la même période, le phénomène migratoire avait pris son envol, poussant de nombreuses personnes à laisser leurs propres terres et à chercher fortune ailleurs. Les années 1970 constituèrent un tournant en Calabre : comme nous l’avons déjà raconté, le projet de centre sidérurgique est lancé, puis le port de Gioia Tauro, une grande occasion de développement industriel soutenu aussi par le parti communiste qui permit au contraire à la mafia calabraise de faire un vrai saut qualitatif, passant d’une ’Ndrangheta rurale à une ’Ndrangheta globale basée sur le trafic de drogue et l’infiltration du monde politique, augmentant considérablement son propre pouvoir sur la société. La rencontre entre Giulio Andreotti et le boss de la famille Piromalli à Gioia Tauro fut emblématique : elle garantit un torrent d’argent aux mafieux (23 milliards de lires seulement pour la construction du port, soit environ 11,5 millions d’euros). « Ce jour-là, l’État céda le territoire à la ’Ndrangheta », a écrit à ce propos Antonello Mangano.
Dans le même temps, les forces saines du territoire continuèrent leurs batailles pour une autre économie en tentant de donner vie à une société civile et démocratique ; soit en s’opposant au cours des années 1980 aux projets d’installation dans la plaine d’une méga-centrale à charbon de 2 640 mégawatts (qui impliquait un recours au port comme grand terminal charbonnier), dont l’impact écologique aurait été dévastateur, soit de donner vie à un consortium agricole de coopératives saines en combattant la mainmise des affaires mafieuses. En fait, comme l’affirme Cinzia Costa dans l’article « Rosarno et la centralité de la périphérie6 », « c’est en concomitance avec la croissance des coopératives que commencent à s’enregistrer les premiers cas d’escroqueries à la Communauté européenne, devenant, au cours des années, une pratique très diffuse parmi les citoyens de la plaine ». « Sont en fait enregistrés – continue Costa – des contrats de travail au nom de certains citoyens italiens, alors que les travailleurs sont les migrants (ces années-là ils viennent souvent d’Europe de l’Est). Après le minimum d’activité de travail prévue par la loi (52 jours dans le secteur agricole), les titulaires des contrats pourront recevoir une indemnité de chômage pour les six mois suivant l’échéance du contrat, auxquels ils devront soustraire la quote-part relative aux contributions qu’ils versent à l’employeur. Les journaliers, vrais travailleurs, reçoivent eux une indemnité quotidienne bien inférieure au minimum syndical. Cette pluie de financements et subsides se poursuivra de nombreuses années et se transformera en vrai business, dissuadant de récolter, au point de diminuer la qualité des produits et de détruire les fondements du secteur quand les escroqueries découvertes sont devenues publiques. Ces dernières années, les piliers du système ont cédé. […] Outre les “oranges de papier”, les coopératives, associations de producteurs, magasins et entreprises de transformation ont disparu ». À la même période, comme le dénonçait le journal Paese Sera en 1980, les deux milliards de lires de soutien à l’agriculture de la plaine, concédés par l’État tous les deux ans, ont fini par bénéficier seulement à trois cents personnes, dont une bonne partie membres des familles mafieuses.
La bataille politique de la gauche et du PCI [Parti communiste italien (ndt).] contre cet état de fait entre les années 1970 et 1980 fut suivie d’une réaction des mafieux particulièrement violente et féroce. Les sièges du parti communiste furent vandalisés, les autos de ses dirigeants brûlées et le candidat-maire de Rosarno, Peppino Valarioti, fût assassiné à peine élu. En 1994, avec l’élection de Peppino Lavorato, dirigeant communiste historique de Rosarno, la violence ré-explose : une nuit de décembre, des groupes de délinquants entrent dans certaines écoles pour les dévaster, laissant des menaces écrites contre la nouvelle administration communale. La nuit du jour de l’An, des bandes armées avec fusils et pistolets dévastent la petite ville. Ils brûlent des automobiles, détruisent des vitrines de magasins et saccagent la mairie et les écoles.
En 2001, quand Lavorato est réélu, et suite à la confiscation de biens pour 6 milliards de lires (environ 3 millions d’euros) de dommages au clan Pesce, la violence ré-explose. La mairie est criblée de coups tirés par une kalachnikov pointée sur les fenêtres du bureau du maire. Ces épisodes n’intimideront pas le premier citoyen qui, au cours des années de son administration, réalise des travaux importants dans le domaine du logement social, des services sociaux et de la culture, récupérant des zones dégradées, faisant de Rosarno la première commune italienne à se constituer partie civile dans un procès anti-mafia, étant aussi un des premiers à utiliser pour la collectivité les biens confisqués à la ‘Ndrangheta.
Au cours des mêmes décennies, à cheval entre les deux siècles, le marché global des oranges marginalise toujours plus la production de la plaine. Selon le sociologue Fabio Mostaccio7, deux éléments ont produit cette situation : l’apparition sur le marché de petits et très petits producteurs ne disposant pas d’un bon niveau technique de production (ce qui a favorisé une fragmentation importante du secteur des agrumes en Calabre) et la totale dépendance de l’appareil économique local à l’extérieur. Les agrumes produits sur le territoire sont, outre les clémentines, principalement des oranges à jus qui, après la récolte, sont revendues à des grandes entreprises, parfois multinationales, qui imposent des prix d’achat extrêmement bas.
C’est dans ce cadre historique et social problématique, pétri de violence, que s’intègre l’histoire, parfois tragique, des migrants saisonniers. Une dégradation synonyme d’exploitation du travail et de vie en bidonvilles8 , éloignée des lieux habités. Le phénomène n’est pas spécifiquement calabrais, comme le montre une cartographie9conduite en 2022 par le ministère du Travail et des Politiques sociales en collaboration avec l’ANCI10 sur tout le territoire national des situations d’« inconfort et précarité » de logement des travailleurs étrangers, réguliers et non employés, dans le secteur agro-alimentaire. Des situations qui dans la plaine de Gioia Tauro atteignent des conditions particulièrement dramatiques.
Se confronter à Rosarno aujourd’hui signifie porter la complexité d’un contexte qui réclame d’aller au-delà de l’urgence, de l’alarme. Le paysage social des villages de la plaine de Gioia Tauro souligne l’intersection entre des politiques migratoires dysfonctionnelles et des mécanismes économiques et sociaux caractérisés par l’illégalité. Les installations des journaliers agricoles – souvent réticents à dévoiler leur quotidien – se couplent aux marges de contextes urbains caractérisés pas un chômage élevé, une émigration interne de travail et de santé massive (qui, dans la décennie 2010-2019, a provoqué pour la région Calabre une dette envers les autres régions de 2,71 milliards d’euros), une pénurie de services publics, des abus et le développement du travail au noir, et la présence capillaire des organisations criminelles, dans le cadre des processus de « globalisation des campagnes 11 » .
Au cours des dernières années, la vente d’agrumes à la grande distribution – qui en fixe les prix et la quantité – a calé, provoquant l’arrêt des récoltes et l’abandon de la plaine par de nombreux journaliers agricoles. Ceux qui sont restés ont obtenu une amélioration des rétributions, mais non des conditions de logement, même pour les présences consolidées et stables. En fait, selon le rapport de Medici per i Diritti Umani (MEDU) de juillet 2023, la population à laquelle a été fournie une assistance médicale et/ou des conseils juridiques (94 personnes) était constituée de jeunes hommes d’un âge moyen de 35 ans, provenant des pays d’Afrique de l’Ouest subsaharienne présents en Italie depuis plus de 3 ans (88 %). Ce sont des travailleurs qui « se déplacent sur le territoire national pour suivre les saisons de récolte des fruits et de légumes dans différentes régions italiennes, tant au Sud qu’au Nord. Quant à la permanence sur le territoire de la plaine, parmi les 88 personnes qui ont répondu à la demande, 53 ont déclaré une présence stable (environ 60 %) et 35 une présence saisonnière ». « Des 85 personnes qui ont fourni des informations sur leur propre situation juridique, 92 % avaient un titre de séjour régulier (78 personnes) et 8 % étaient irréguliers. Dans la majeure partie des cas, l’irrégularité du séjour est la conséquence de la succession de politiques inadéquates, de conditions de vulnérabilités trop longtemps ignorées et d’obstacles bureaucratiques et administratifs. Les 15 % de personnes assistées avait un permis de séjour pour travail subordonné ou saisonnier, une grande part des travailleurs disposait au contraire d’un permis de séjour pour demande d’asile (39 %), la protection subsidiaire (22 %) et la protection spéciale (22 %). 1 % était titulaire du statut de réfugié et un autre 1 % d’un permis de séjour en attente d’emploi ». Les personnes soutenues par MEDU ne sont pas nécessairement représentatives de l’ensemble des présences (estimation à 1 500 personnes dans la plaine de Gioia Tauro en 2021), mais leur situation relève une violence structurelle enracinée et présente dans toute l’Italie. Violence dans laquelle le travail de MEDU d’« ajuster les corps » est tolérée et fonctionnelle.
À Rosarno en 2010, des coups de feu ont blessé trois journaliers. Les manifestations de protestation qui ont suivi furent attaquées tant par les forces de l’ordre que par une partie de la population locale
À Rosarno en 2010, des coups de feu ont blessé trois journaliers. Les manifestations de protestation qui ont suivi furent attaquées tant par les forces de l’ordre que par une partie de la population locale, jusqu’à ce qu’une partie des immigrés soit éloignée de la Calabre ou enfermée dans les CPR12 Ces événements auront cependant le mérite de porter l’attention de la communauté scientifique et des milieux activistes sur le monde de l’exploitation agricole italienne et à « ne pas seulement aplatir l’affrontement politique sur l’immigration à son seul versant sécuritaire » (le « paquet sécurité » a été approuvé en 2009).
Malgré le tollé suscité par l’événement, les conditions sociales du territoire n’ont pas beaucoup évolué et les lieux habités se sont progressivement délabrés. Aujourd’hui, le bidonville de San Ferdinando, le Campo Container de Testa dell’Acqua, le Casolare de Contrada Russo à Taurianova sont dans des états de dégradations extrêmes. Des situations qui apparaissent paradoxales si l’on juxtapose les images de la vie dans les quartiers informels à celle du stade de football de conteneurs achevé dans le cadre du projet Su.Pri.Me13et jamais ouvert, ou des six édifices14– pour un total de 42 appartements à la périphérie de Rosarno – construits avec des fonds de l’Union européenne. Dans le premier cas les institutions locales dénoncent le manque de ressources pour maintenir la structure afin de la mettre en service ; et dans le second cas l’installation des travailleurs étrangers a été bloquée en 2019 lorsque le maire du moment a demandé à la région d’éliminer la contrainte d’attribution pour assigner les appartements à des Rosarnesi.
Les installations dans lesquelles les journaliers sont contraints de vivre favorisent l’alcoolisme, les consommations narcotiques pour fuir la fatigue, les désillusions et l’anxiété, le dopage pour tenir le coup au travail (un phénomène documenté, qui a émergé il y a déjà de nombreuses années dans les enquêtes réalisées auprès des journaliers sikhs des Marais pontins15). Et dans ces environnements, les personnes prostituées roms assises au milieu des ordures représentent le dernier maillon de la chaîne de la dégradation.
Par conséquent, la fatigue et la défiance des journaliers ne sont pas surprenantes. D’autant que l’application des droits de base que sont l’inscription à l’état civil, le renouvellement des documents de séjour, l’accès au chômage agricole ou au congé maladie restent encore aujourd’hui fermés à beaucoup en raison des irrégularités contractuelles et salariales.
Dans l’isolement social se sont développés des micro-économies et des formes d’« autogestion16 » souvent invisibles à la présence des observateurs et travailleurs sociaux. Une présence qui se succède sans continuité sur le territoire, fragmentée (« Aujourd’hui c’est à nous d’aller au bidonville ! »), souvent avec exigence « d’extraction » d’informations et images pour la réalisation de « projets » à brève échéance qui ne deviennent pas des services et qui sous-évaluent ou carrément ignorent les exigences de la population locale et les caractéristiques du contexte.
À San Ferdinando, depuis 2022, l’auberge pour journaliers Dambe so17 [« maison de la dignité » en bambara] – issue du programme Mediterranean Hope de la Fédération des Églises évangéliques en Italie (FCEI) – est une étincelle de dignité qui offre une solution de logement « légère » et « basée sur le principe de la durabilité et de l’économie circulaire ». Les travailleurs journaliers contribuent pour partie aux frais de la structure, laquelle s’insère dans un ample travail de construction d’un réseau et de filières courtes en collaboration avec SOS Rosarno, qui garantit un prix équitable pour qui travaille.
L’inspiration, a expliqué le responsable de Mediterranean Hope Rosarno, vient « des premières formes des sociétés de secours mutuels : dimension mutualiste, droits du travail et socle de protection social de base, ensemble. Durant ces années, nous avons travaillé pour construire un exemple concret et donner à la politique un signal : il est possible de “démonter” les ghettos et sortir de la logique de l’urgence. L’auberge est un exemple qui va dans cette direction. La responsabilité sociale des entreprises permet en outre la durabilité économique : le projet ne pèse plus sur la fiscalité générale de l’État mais redistribue les profits à l’intérieur de la filière. Mais ce qui compte le plus est de redonner la dignité aux travailleurs. »
Les alliances sociales activées au travers de ces actions pourraient-elles défier la filière alimentaire dominante ? Les réflexions et pratiques sur le terrain de l’autogestion de la filière et de la relocalisation de l’économie sont certainement extrêmement intéressantes « pour tous ceux qui luttent contre les causes structurelles de l’exploitation des travailleurs migrants, l’appauvrissement des petits paysans, l’expulsion des territoires et, plus généralement, qui sont engagés à construire des voies de sortie à la crise du système capitaliste néolibéral 18 ».
Merci à Vittorio Battistin, Lorenzo Leonardi, Martina Marcellino (MEDU) ; Francesco Piobbichi (Mediterranean Hope) ; Giuseppe Pugliese (SOS Rosarno) ; Gianantonio Ricci (Chico Mendes ETS) ; Alessandro Sette (Adl a Zavidovići) qui nous ont accompagné dans la plaine de Gioia Tauro.
1 Raisons d’agir, 2023.
2 « Arance amare. Rosarno e la Piana di Gioia Tauro tra lotte sociali, violenza, sfruttamento », On Borders, 10/04/2024.
3 « Rosarno. Le tende, le fabbriche, le macerie », Terre Libere, 18/01/2017.
4 Braccianti en italien [ndt].
5 Conduire une vie contraire à la loi (ndt).
6 « Rosarno e la centralità della periferia », Instituto Euroarabo, 01/07/2016.
7 Fabio Mostaccio, La guerra delle arance, Rubbettino, 2013.
8 Baraccopoli (ndt).
9 Condizioni abitative dei migranti che lavorano nel settore agroalimentare, Ministero del Lavoro e delle Politiche Sociali, juillet 2022.
10 Associazione Nazionale Comuni Italiani (ndt).
11 « La globalizzazione delle campagne : migranti e società rurali nel Sud Italia », Research Gate, janvier 2013.
12 Centro di Permanenza per i Rimpatri, le centre de rétention administrative italien [ndt].
13 Plus d’informations sur le site du Ministère du Travail : integrazionemigranti.gov.it.
14 « La beffa di rosarno : Condizioni di vita disastrose per i braccianti a fronte di strutture abitative milionarie ancora inutilizzate », MEDU, 09/01/2024.
15 « I braccianti sikh dell’agro pontino : sfruttati per lavorare come schiavi », Reset, 31/08/2015.
16 « Aid or autonomy ? A showdown in Italy’s agricultural heartland », The New Humanitarian, 08/09/2020.
17 « A Gioia Tauro nasce ’Dambe So’, l’ostello per i braccianti », Ansait, 11/04/2022.
18 « Sovranità alimentare e autogestione contro lo sfruttamento di braccianti immigrati e piccoli agricoltori. Uno studio socio-politico di “SOS Rosarno” », Scienza e Pace, 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°230 (mai 2024)
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Mis en ligne le 21.05.2024
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