Erdogan : Une syntaxe de brute

Le président Erdogan est connu pour être l’homme des petites phrases malodorantes et brutales. Une de ses dernières sorties, le 31 décembre 2015, concernait l’efficacité du modèle d’hyper-présidence auquel il aspire, qu’il a tout simplement comparé au… IIIe Reich : « Dans un système unitaire [comme la Turquie], un système présidentiel peut parfaitement exister. Il y a actuellement des exemples dans le monde et aussi des exemples dans l’Histoire. Vous en verrez l’exemple dans l’Allemagne nazie. » En plein rapprochement diplomatique et commercial avec Israël, les équipes de communication du gouvernement turc n’ont pas manqué d’effectuer un rapide rétropédalage en invoquant une phrase sortie de son contexte et précisant qu’«  il [était] inacceptable que l’on présente comme une référence positive les remarques de notre président, qui a déclaré que l’Holocauste et l’antisémitisme étaient, avec l’islamophobie, des crimes contre l’Humanité. »

En dépit de son virage autoritaire et la révélation de lourdes affaires de corruption, son image de leader de l’Islam et de champion de la cause palestinienne perdure. Avant son arrivée au pouvoir en 2002, il déclarait martialement : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats. » Au moment des révolutions arabes, la Turquie se voulait le modèle de conciliation entre l’islam politique et la démocratie, jusqu’à s’autoproclamer l’« étoile polaire du Moyen-Orient ». « L’exemple turc doit être une source d’inspiration pour nous », déclarait alors Tariq Ramadan, qui, depuis, conseille plutôt à Erdogan de ne pas s’accrocher au pouvoir et de passer la main. Il faut dire que l’Hubris du chef d’État, et son rêve à peine masqué d’un califat ottoman qui régnerait sur tous les sunnites, ont de quoi inquiéter. Ainsi se fait-il construire un palais blanc de 200 000 mètres carrés à Ankara, dans un style néo-seldjoukide pour plus de 350 millions de dollars. Erdogan, partisan d’une politique ultralibérale, a aussi pu manifester son mépris pour la classe ouvrière à l’occasion du grave accident de la mine de charbon de Soma, le 13 mai 2014, au cours duquel 301 mineurs ont perdu la vie. Il déclara alors de façon laconique : « Ces choses-là sont courantes. » Concernant la place des femmes dans la société, le président turc n’a pas moins de certitudes : « Notre religion a défini une place pour les femmes : la maternité. Certaines personnes peuvent le comprendre, d’autres non. Vous ne pouvez pas expliquer ça aux féministes parce qu’elles n’acceptent pas l’idée même de la maternité.(24/11/2014) »

Mais Erdogan ne se contente pas de prononcer des paroles définitives, il met aussi parfois en scène son omnipotence de sultan thaumaturge. Le 25 décembre dernier à Istanbul, le convoi présidentiel passe sur un pont qui enjambe le Bosphore et là – miracle ! –, depuis sa limousine, le président repère avec une acuité quasi surnaturelle un candidat au suicide à deux doigts de faire le grand saut. Il ordonne à son staff de ramener le pauvre hère jusqu’à la portière de son véhicule, et le persuade en une phrase de renoncer à son funeste projet, sans lâcher son téléphone portable collé à l’oreille. Le malheureux baise alors la main de son sauveur. Le tout est naturellement filmé sous différents angles par les équipes de télé qui suivaient le convoi. Très vite, sur les réseaux sociaux, on découvre l’identité du désespéré, il s’agissait d’un militant de l’AKP, le parti au pouvoir ! Comme aurait dit un célèbre ministre de la Propagande allemand d’une époque citée plus haut en référence par Erdogan : « Plus c’est gros, plus ça passe ! »

Tout cela serait presque banalement grotesque, si la politique du président turc, n’avait pas quelques conséquences dramatiques. Lors d’un meeting de campagne le 5 octobre 2015, à Strasbourg, devant plus de 12 000 ressortissants turcs captivés, Erdogan les exalte à la guerre contre le terrorisme : « Vous êtes les porte-parole de l’ultranationalisme (sic) du XXI e siècle en Europe. » Pas une seule fois le nom de Daech ne sera cité lors de ce meeting. La montée en puissance de l’autonomie kurde est l’obsession première d’Erdogan qui voudrait faire taire tous ceux qui évoqueraient ses liens d’indulgence ou celle de son entourage vis-à-vis du groupe État islamique. Le 17 décembre, le président Erdogan tonnait encore contre le PKK dans un discours aux intonations exterminatrices : « Vous serez anéantis dans vos maisons, vos immeubles, les tranchées que vous avez creusées. Nos forces de sécurité vont poursuivre leur combat jusqu’à ce que tout le pays soit complètement nettoyé.1 » Autre leitmotiv verbal qui révèle le caractère paranoïaque d’Erdogan, sa promptitude à qualifier systématiquement de « traîtres » tous ceux qui se trouvent sur son chemin : ses anciens alliés de la confrérie Gülen, les journalistes trop indépendants2, les manifestants de la place Gezi, les députés de la coalition pro-kurde HDP (dont son leader Selahattin Demirtas), les universitaires qui appellent à la paix. L’historien Hamit Bozarslan évoque une « syntaxe de brutalité qui se réduit à une dizaine de mots – “terrorisme”, “5e colonne”, “trahison”, “forces obscures”, etc. – et traduit un processus de brutalisation d’un pouvoir qui n’a plus de rationalité interne. 3 »

L’appel des universitaires du 11 janvier, « Nous ne serons pas complices de ce crime », qui réclamait le retour à la paix au Kurdistan, a provoqué l’ire du président turc. À peine une heure après l’attentat-suicide d’Istanbul du 12 janvier dernier, Erdogan révélait l’identité d’un djihadiste syrien, insistant sur le fait qu’à ses yeux, « il n’y [avait] aucune différence entre Daech, le PKK ou le PYD [parti syrien proche du PKK] », puis, sans rapport direct, il consacrait quinze longues minutes à vilipender ces « brouillons d’intellectuels » coupables de parjure, martelant qu’il n’y avait pas de « différence entre les terroristes et ceux qui parlent comme eux ». Une accusation lourde de conséquences… Depuis, les signataires ont reçu une série de menaces et d’intimidations. La palme revient au mafieux patenté et fasciste Sedat Peker, nervi du pouvoir en place, qui promet de se « doucher dans le sang » des signataires. Cela n’a pas empêché la pétition de voir ses signataires doubler en une semaine, atteignant plus de 2 150 signatures. Les milieux artistiques se mobilisent à leur tour.

Depuis les élections de juin – qu’il a fait retoquer en novembre au prix de nombreux arrangements afin d’obtenir une majorité absolue – Erdogan a les coudées franches pour bafouer les droits des Kurdes et réprimer toute opposition, avec l’indifférence complice de ses alliés de l’Otan. La fameuse « voie turque » a-t-elle trouvé son aboutissement dans la synthèse islamo-nationaliste-mafieuse et dans le massacre ?


1 Comment ne pas rapprocher cette citation de celle du sinistre général Bugeaud en 1845 durant la conquête de l’Algérie : « J’entrerai dans vos montagnes ; je brûlerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers et, alors, ne vous en prenez qu’à vous seuls. »

2 En 2015, 774 journalistes ont été renvoyés de leur média, 156 emprisonnés et 500 poursuites ont été engagées. La Turquie est selon Amnesty international, « la première prison au monde pour les membres de cette profession ». Les journalistes Can Dündar et Erdem Gül risquent la perpétuité pour avoir révélé dans Cumhuriyet les livraisons d’armes des services secrets turcs à des groupes islamistes syriens.

3 Conférence de presse à l’EHESS sur « la liberté de recherche et d’enseignement en Turquie », lundi 18 janvier 2016.

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