Femmes armées dans les romans policiers
« Encore aujourd’hui, la violence des femmes surprend, dérange, choque »
Les violences faites aux femmes sont un peu au polar ce que les histoires d’amour sont au roman Harlequin. Inspiré.es des chroniques judiciaires les plus sordides, les auteur.es de romans noirs font souvent du féminicide la clé de voûte de leurs intrigues. Plus qu’un miroir grossissant de ce qui se joue dans la réalité, ce genre, explique Caroline Granier, peut aussi devenir un support de choix quand il s’agit de penser la critique sociale. Interview.
Pourquoi les auteures de polars sont-elles plus attendues au tournant que leurs homologues masculins ?
« Prenons l’exemple d’un été pourri 1, de Maud Tabachnik. L’intrigue repose sur des violences commises envers des prédateurs sexuels qui se retrouvent agressés à leur tour. À la sortie du livre, beaucoup de critiques ont réagi vivement en demandant à l’auteure : “Dans votre livre, des hommes sont émasculés. Est-ce une forme de vengeance ou n’aimez-vous pas les hommes ?” une question qu’on ne poserait pas à un auteur masculin qui raconterait une scène de crime sexuel. En fait, cela renvoie à la question de la violence exercée par les femmes. Encore aujourd’hui, cette violence surprend, dérange, choque. »
Qu’est ce qui explique cette approche genrée de la violence ?
« D’un point de vue historique, sociologique, anthropologique, la violence des femmes reste un tabou qui puise ses origines dans notre construction sociale. Dans l’idée selon laquelle les hommes, de par leur présence dans la sphère publique, seraient naturellement mêlés à la guerre, au pouvoir. Leur violence serait en partie légitime. L’image de la femme a été construite comme plus passive, plus soumise. Comme si c’était une donnée naturelle. Sauf que les anthropologues ont clairement démontré comment la société avait confisqué aux femmes les outils de cette violence. Par exemple, alors que les femmes avaient pris une grande part à la Révolution française, la Constitution de l’an I fait de tous les hommes des citoyens et des soldats, tandis que les femmes sont exclues des armées en 1793. Finalement on leur a interdit de se défendre, comme l’explique Elsa Dorlin dans Se défendre, une philosophie de la violence 2. »
Il existe une idée éculée selon laquelle une lectrice peut facilement s’identifier à un personnage masculin…
« Ce qu’il y a d’intéressant dans les romans policiers utilisant des personnages féminins pour mener l’enquête, c’est qu’ils permettent aux femmes de ne pas s’identifier qu’au personnage de victime. Avoir des modèles identificatoires sur lesquels s’appuyer, sur lesquels se projeter me semble extrêmement précieux pour la construction de soi. Quand bien même cela reste du domaine du fantasme. Le fait pour une femme d’admirer des héros essentiellement masculins n’est pas sans effet sur sa construction. Ce que j’ai voulu démontrer, c’est l’importance de ces images de femmes puissantes qui ont un pouvoir sur leur propre vie. Des femmes qui ne sont pas celles mises en avant dans le polar traditionnellement et qui rompent avec les clichés de femmes fatales, présentées comme nocives, ou de victimes en attente du secours d’un homme. »
Les enquêtrices hard-boiled 3 reprennent souvent à leur compte des codes très masculins. Que penser de cette virilisation des personnages féminins ?
« En détournant les codes virilistes, on ne remet pas forcément en cause l’ordre patriarcal. Les détectives construites sur le modèle des enquêteurs masculins ne modifient pas fondamentalement l’ordre des choses : elles parviennent à se faire une place au sein d’un univers masculin en partie parce qu’elles mettent de côté tout un pan de leur vie, amoureuse et familiale. Cela véhicule encore une fois l’idée selon laquelle une femme, si elle ne se travestit pas, doit rester bien à sa place dans la sphère privée. La division est tenace entre d’un côté, les femmes “ libres ” dans la sphère publique et de l’autre, les épouses et mères, cantonnées à la sphère privée. »
Quand elle n’est pas virilisée, l’image de ces enquêtrices flirte parfois avec le ridicule. Comme quand l’héroïne de la série Hannah Wolfe 4, de Sarah Dunant, s’approprie des stéréotypes sexistes en affirmant au sujet de son sac à main : « Le poids de tout le bazar que j’y transporte est suffisant pour mettre KO n’importe quel assaillant »…
« Pour moi, à ce moment-là, on est également dans le détournement. De même que les talons, qui peuvent aussi être une entrave abominable, le sac à main peut à un moment devenir une arme extrêmement efficace entre les mains d’une enquêtrice ! À ce moment-là ce qui était un outil de domination devient une force. En revanche, ce genre d’héroïne peut aussi très vite tomber dans une sorte de “girl power” assez affligeant. On voit de nombreux polars avec des héroïnes qui ne remettent pas en cause les attributs stéréotypés de la féminité ni leur statut d’objet sexuel. C’est par exemple le cas d’un roman de Carolina Garcia-Aguilera, Bloody Waters 5, dans lequel l’enquêtrice Lupe Solano disserte sur les armes à feu : “Si c’était une femme qui avait conçu le premier revolver, elle aurait bien trouver le moyen de le recharger sans abîmer son vernis à ongles. ” Cela devient ridicule. »
Pourquoi estimes-tu qu’il « ne suffit pas de se trouver du bon côté du couteau pour s’affranchir des rapports de domination » ?
« J’ai voulu nuancer un peu mon enthousiasme pour ces romans féministes, en montrant que j’étais consciente que certains ne remettent pas fondamentalement en cause la structure du pouvoir. Parfois on est face à des enquêtrices qui deviennent aussi violentes et dominatrices que les hommes. Ce qui, certes, est intéressant d’un point de vue féministe, mais qui a des limites d’un point de vue politique. Certains personnages féminins font une critique plus radicale de la société en se servant de leur position sociale pour critiquer toute forme de rapport de pouvoir. Je pense par exemple à des justicières qui agissent en dehors de toute institution, comme par exemple les amazones dans le roman Les Carnassières6 de Catherine Fradier. »
1 J’ai lu, 2000.
2 Éditions Zones, 2017.
3 Littéralement « dures à cuire ». Le terme fait référence à un sous-genre du roman noir particulièrement violent.
4 Éditions Scribner.
5 Éditions Bourgois, 1997.
6 Éditions Baleine, 1999.
Cet article a été publié dans
CQFD n°174 (mars 2019)
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Paru dans CQFD n°174 (mars 2019)
Par
Illustré par Emilie Seto
Mis en ligne le 25.06.2019
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