Je vous écris de l’Ehpad - épisode 8
« Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
« Monsieur, je vous en supplie, sortez-moi de là ! »
Nous sommes samedi, il est 13 h 30, Mme Viguier est seule dans la salle à manger du 4e.
— Qu’est-ce qui se passe, Betty ? Je lui demande.
— Elles sont méchantes comme la gale ! Elles m’ont mise ici pour pas que je les emmerde !
Je vais à l’office me renseigner auprès de mes collègues. Celles du matin sont parties, il reste Ophélie et Rita qui travaillent douze heures ce samedi. Demain, elles en feront six tandis que les autres se taperont la longue journée. C’est ainsi un week-end sur deux et ces jours-là, la pause déjeuner, c’est sacré ! Ophélie et Rita me donnent leur version de l’histoire : Mme Viguier est tout simplement insupportable, elles n’en peuvent plus ! Celle-ci continue à appeler à l’aide comme si sa vie en dépendait ; je retourne la voir.
— Il paraît que vous les avez insultées, je lui fais.
— Oh, c’est qu’elles le méritent !
Finalement, je rapatrie Mme Viguier à l’office pour ne pas la laisser seule. Elle se calme mais, au bout de cinq minutes, elle recommence :
— Regardez-les, elles sont en train de manger. Pensez-vous qu’elles m’en proposeraient ?
— Vous voulez goûter, Betty ? lui demande Rita en lui tendant son tacos.
— Oh non merci, je n’ai pas faim !
Plus tard dans l’après-midi, alors que je passe devant M. Lacaze en poussant le fauteuil de Mme Gaubert vers l’ascenseur, celui-ci m’interpelle :
— Où est-ce qu’elle va, celle-là ?
— On sort dans le jardin, M. Lacaze, vous voulez venir ?
Après un silence songeur, il finit par conclure :
— Eh ben, elle a pas fini de vous emmerder !
Il a un coquard et un pansement sous l’œil, mais il est incapable de raconter ce qui s’est passé. C’est sa fille, le lendemain, qui me donne le fin mot de l’histoire : « Il l’a brutalisée, me dit-elle en me montrant Mme Gaubert. Elle s’est défendue, bien fait pour lui ! » Je regarde cette frêle dame dans son fauteuil roulant, je n’en reviens pas. Mais les aides-soignantes me le confirment : par moments, c’est une véritable furie. Pendant quelques jours, M. Lacaze se tient à distance mais l’une et l’autre passent leur journée à lentement divaguer dans les couloirs : ils retombent immanquablement l’un sur l’autre, ce qui débouche souvent sur des cris voire des empoignades.
Mme Viguier, Mme Gaubert et M. Lacaze ne participent à aucune animation au cours de la semaine. Celles-ci profitent à une vingtaine de résident·es, pratiquement toujours les mêmes. Jeux, chansons, dessin, documentaires... Ce sont chaque semaine plus ou moins les mêmes activités. Mais comment un animateur, un seul pour 88 personnes, pourrait-il faire mieux avec un budget annuel de 150 € ? Le seuil pour bénéficier d’un deuxième animateur est de 90. Dommage ! Pendant les week-ends et ses congés, il n’y a rien du tout. Par ailleurs, je viens d’apprendre que l’ARS 1 avait amputé de 12 000 € le budget pour les activités à but thérapeutique, destinées à des personnes dont l’état physique ou les troubles cognitifs ne permettent pas de participer aux animations traditionnelles. Il va donc falloir faire un choix : musicothérapie, art-thérapie, gym des mains, qi gong... Qu’est-ce qu’on supprime ?
L’ennui en Ehpad n’est pas une fatalité, il est parfaitement assumé par nos autorités sanitaires. Mais, comme il faut tout de même soigner l’image, nous venons de recevoir une table interactive Tovertafel® : un dispositif qui projette de jolis dessins colorés sur une table, avec lesquels on peut interagir. Cela « diminue l’apathie en encourageant le mouvement et l’interaction sociale », dixit le site du fabricant. Coût du joujou : 8 800 €. Sans commentaire. Mais pourquoi pas, tout est bon à prendre pour se changer les idées. J’installe Betty devant la table et commence en douceur, avec des fleurs. Dès qu’une pâquerette apparaît, elle tape dessus ! Pareil avec les papillons, les bulles de savon ou les feuilles mortes. Au bout de dix minutes à peine, elle en a marre. Ça tombe bien, moi aussi. On n’a pas fini de s’emmerder en Ehpad...
⁂
Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
1 Agence régionale de santé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°199 (juin 2021)
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Paru dans CQFD n°199 (juin 2021)
Dans la rubrique Je vous écris de l’Ehpad
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Mis en ligne le 04.02.2022
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