Introduction du dossier / n°203

Cette mort qu’on nous vole

Illustration d’Etienne Savoye

« Le trait fondamental du rapport que l’humanité industrialisée entretient avec la mort est le déni, écrit Jacques Luzi dans Au rendez-vous des mortels1. Ce refoulement collectif de la dimension tragique de la condition humaine, ce “faire-comme-si” la mort n’avait aucune incidence sur nos manières de vivre, est inscrit jusque dans la chimère psychologisante d’un mourir maîtrisé, pacifié, idéalement inodore, inaudible et invisible. » Un ordre que la pandémie est venue bouleverser. Au printemps 2020, la mort s’est imposée brutalement. Elle était dans ces images de camions militaires transportant des cercueils dans les rues de la ville italienne de Bergame. Dans les articles de presse annonçant la réquisition de patinoires pour entreposer les corps en vue de la saturation des services funéraires. Dans les noms des personnes décédées égrenés au micro d’une radio martiniquaise2. Notre finitude nous éclatait au visage. Pour autant, la façon d’accompagner cette mort devenue si présente n’a pas été repensée. Pendant cette période trouble, mesures sanitaires obligent, les corps des personnes décédées – pour certaines dans la solitude – ont été inhumés à la va-vite, parfois même sans la présence des proches. Des deuils confisqués, et une peine qui subsiste, toujours palpable, que les vivants s’attellent à réparer [lire pp. II & III].

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La pandémie n’a pourtant que révélé et aggravé l’existant, nos sociétés peinant déjà d’ordinaire à prendre soin des morts et de ceux qui les entourent. Face aux chambres mortuaires à l’impersonnalité glaçante et aux hommages expéditifs, des pistes se creusent. Pour se réapproprier ces moments dont beaucoup se sentent dépossédés, des collectifs états-uniens ont souhaité depuis plusieurs années renouer avec la pratique des funérailles à domicile (home funerals). Comme un moyen de « résister et dénoncer la manière dont sont traités les corps des défunts, la commercialisation de ces traitements par les pompes funèbres, l’exclusion des proches », raconte Vinciane Despret dans son livre Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent3. Outre-Atlantique, explique-t-elle, « ces collectifs ont décidé de réapprendre à prendre soin des morts et partager leur expertise. Les [personnes] ainsi formées se chargent de résoudre les problèmes administratifs et légaux, d’aider à prendre soin du corps et de contrôler sa décomposition, et d’organiser la veillée du défunt. On les appelle les “sages-femmes des morts”. Ces veillées font l’objet de toute leur attention : les corps morts ne sont plus des objets inertes, mais conservent le statut de personnes. »

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Respecter les morts. C’est aussi ce qui anime Rachid Koraïchi, artiste algérien qui a donné vie en juin dernier à un projet de cimetière à Zarzis, en Tunisie, destiné à accueillir les corps de migrants inconnus, décédés alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe. Avant qu’il ne leur fasse une place au soleil, dans un jardin où poussent jasmins, oliviers et orangers, « les dépouilles disparaissaient à quelques dizaines de mètres de là, emportées à la décharge publique par le camion-benne de la ville. Un cimetière dédié aux “inconnus” avait poussé dans ce lieu indéfini où les pelletées de terre n’ont jamais réussi à enfouir complètement les traces de ceux dont le destin s’est fracassé en mer 4. » Manière de faire flotter un peu d’humanité, sur les corps de ceux qui en ont été privés autant que sur les existences de ceux qui sont restés. C’est dans la même ligne que s’inscrivent en France les collectifs organisant des funérailles aux morts de la rue [pp. VIII & IX]. Il s’agit alors de bricoler ensemble un semblant de dignité, face à l’indifférence des États qui nient, jusque dans l’accompagnement post-mortem, leur part de responsabilité dans ces décès. Faire exister ces morts invisibles est aussi un moyen de pointer le caractère politique de la mort. Si toutes les morts ne comptent pas pareil, c’est sans doute parce que la mort ne frappe pas tout le monde de la même manière5.

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Face à la violence de l’État, agiter la menace de la mort peut aussi constituer une arme. En Turquie, dans les années 1990, les militants kurdes du PKK subissant de plein fouet la répression du régime comparaissaient devant des tribunaux qui les condamnaient souvent à de lourdes peines de prison. Certains militants incarcérés menaient alors des grèves de la faim. L’historien Hamit Bozarlsan estime que pour eux, il s’agissait de « priver l’État du droit de tuer, lui soustraire l’ensemble des instruments de coercition, pour reconquérir le droit sur soi, de se donner la mort. Le message de ces militants à l’État turc était le suivant : “Tu me prives de ma liberté et donc de ma vie, tu ne pourras pas me priver de ma mort”.6 »

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Se donner la mort, l’ultime prise sur son existence ? Si en France, le suicide n’est plus interdit depuis 1810, les affaires judiciaires en lien avec le sujet reviennent régulièrement sur le devant de la scène. En 1982, Claude Guillon et Yves Le Bonniec publient Suicide, mode d’emploi, sous-titré « Histoire, techniques, actualité ». Sa parution donnera lieu à de vifs débats qui feront le lit d’une loi « tendant à réprimer la provocation au suicide », votée en 1987. Elle punit d’amendes et/ou de peines de prison « ceux qui auront fait de la propagande ou de la publicité, quel qu’en soit le mode, en faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort ». Trente ans après, c’est aujourd’hui le suicide assisté qui est questionné. Les associations et collectifs qui demandent sa légalisation revendiquent d’une même voix le droit de mourir dans la dignité. C’est ce qu’a pu faire Joseph, en Suisse, où la pratique n’est pas prohibée [pp. IV, V et VI]. « Je quitte la vie avant qu’elle ne me quitte. Ça correspond à ce que je pense. Être maître de la fin de sa vie », disait-il avant son dernier voyage, documenté par le photographe Pablo Chignard. C’est porté par la puissance de cette rencontre d’outre-tombe que CQFD a tracé, d’une page à l’autre de ce dossier, des lignes invitant à reprendre le pouvoir sur nos morts volées.


1 Au rendez-vous des mortels – Le déni de la mort dans la culture moderne, de Descartes au transhumanisme, La Lenteur, 2019.

2 Radio Caraïbes International.

3 La Découverte, 2015.

5 Lire à ce sujet « Les hommes cadres vivent toujours six ans de plus que les hommes ouvriers », une étude publiée par l’Insee en 2016.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°203 (novembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « cette mort qu’on nous vole ». Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...

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