Face à l’urgence sociale…

Effacer les pauvres

Six jours sur sept, l’Accueil de jour (ADJ) reçoit ceux et celles qui ont besoin d’une douche, d’un moment calme, de conseils : galériens des rues, migrants, personnes en dérive psy… Il y a deux ans, CQFD en parlait. Et recommence aujourd’hui pour une bonne raison : malgré une détresse sociale qui s’accentue, l’ADJ est menacé de fermeture.

Drôle d’ambiance sur le Vieux-Port ce 16 mars au matin. À main droite, le « Run in Marseille » (machin pour faire courir des gens) a monté ses barnums et étale sa caravane de sponsors. Les joggeurs en lycra moulant se pressent pour s’inscrire, tandis que des mamans raflent les brioches gratuites – « L’autre fois, y avait des calissons... » Les vigiles veillent. Ça brille, c’est neuf, ça sent l’oseille. À main gauche arrive soudain un autre attelage, plus bruyant, coloré et foutraque : une cinquantaine de personnes derrière une bannière « L’ADJ se meurt – Tous unis contre l’exclusion sociale ! »

La petite manif se pose fièrement face à la mairie. Sono prêtée par la CGT, longue table avec café et viennoiseries. Une stagiaire de l’ADJ, Keny1, explique : « C’est simple, les subventions n’arrivent plus. Que ce soit l’État, la CPAM, la région, le département, la ville… ils ont tous réduit les sub’. » L’asso ADJ emploie 38 personnes, qui en ont accueilli 6 500 en 2017. Dont Frost, un rappeur originaire du Burundi : « L’ADJ ? J’y vais, ouais. Ils m’ont aidé pour mes papiers, pour m’orienter. Ce sont des gens sérieux et accueillants. »

La baisse des aides a une conséquence directe : les comptes sont dans le rouge, à tel point que la fermeture définitive menace. Ce jour-là, c’est la troisième manif en trois semaines, épaulée par des « accueillis » et l’UL-CGT La Rose. De palabres en rendez-vous avec l’adjoint au maire ou la déléguée de la préfecture, ils n’ont récolté pour l’instant que bonnes paroles et vagues promesses.

Le Quotidien de l’ADJ

Une semaine plus tard, retour à l’ADJ, place Marceau, dans le 2e arrondissement. Le local exigu peine à accueillir les cinquante présents : pas une chaise de libre. Un papy joue aux échecs avec un jeune, certains lisent ou regardent la télé, la plupart bavardent. L’ambiance est calme, presque feutrée. Ce n’était pas le cas lundi dernier quand une bagarre générale, du «  jamais-vu », a forcé l’équipe à une fermeture exceptionnelle. Jeune salarié, Mathieu explique que l’incertitude sur l’avenir du lieu exacerbe les tensions et les violences déjà présentes dans la rue.

Dans le bureau des salariés, qui fait aussi office de salle de repos et de cantine, je discute avec Leïla, Mathieu et Saliou, respectivement de l’équipe « référents », accueil et nettoyage, qui m’expliquent les fondamentaux de la structure. Ils insistent : l’accueil est inconditionnel. Comprendre : n’importe qui peut venir à l’ADJ. Il n’est demandé ni inscription, ni renseignements. On peut se doucher, laver son linge, passer un coup de fil, etc. Il est aussi possible de se faire domicilier, étape indispensable pour prétendre aux RSA, CMU, retraite, titre de séjour… Si les « référents » s’occupent de la partie assistance sociale et bureaucratie, c’est l’accueil qui est au centre de l’ADJ : recevoir, écouter « des récits de vie », orienter, rassurer, parler de la météo, des droits, appeler le 115 pour la nuit prochaine, etc.

Depuis la dernière visite de CQFD, le profil des usagers a évolué. Les vieux chibanis ont laissé place à de nouveaux arrivants. Beaucoup de migrants, souvent anglophones, débarquent de la gare St-Charles toute proche : « Ce sont des sans-papiers, dont beaucoup de mineurs et de femmes enceintes, explique Leïla. On les accueille, mais on ne peut pas s’en occuper, si bien qu’on les oriente vers les structures adaptées. En théorie, on ne devrait prendre en charge que des majeurs isolés en situation régulière, mais on n’est pas des machines. » En CDI depuis peu, Mathieu a rencontré l’ADJ il y a trois ans lors d’un stage bénévole d’observation qui l’a profondément marqué. Depuis, il fait partie des meubles. « Je suis formé en réduction des risques en addictologie, explique-t-il. Cela s’avère parfois très utile pour parler avec les gens de la rue. Ici, on a tous une spécialité : protection de l’enfance, femmes isolées, drogues… C’est la force de l’équipe. » Laquelle compte aussi une infirmière qui « fait un boulot énorme », précise Mathieu, qui sait les sacrifices que cela implique : « Ce travail peut être très dur. Il reste dans la tête même quand on rentre à la maison. »

Par Mickomix.

Faillite des institutions

L’ADJ a beau accomplir une tâche d’utilité sociale, elle est méprisé par les institutions. Comment comprendre cet effondrement des subventions ? Ce dédain affiché par la ville, le département, la région et l’État est d’autant plus dommageable qu’il s’exprime au moment même où le propriétaire des locaux multiplie le loyer par quatre2

Les salariés pointent des choix politiques absurdes, tant il est évident que la fermeture de l’ADJ ne ferait pas disparaître l’extrême pauvreté. Elle la renverrait simplement vers les centres communaux d’action sociale (CCAS), déjà débordés. Et surtout : vers la rue. Keny pose la question qui fâche : « Il faut être riche pour avoir le droit de vivre à Marseille ? Ou alors c’est réservé aux touristes ? »

Quoiqu’il en soit, l’ADJ est au bord de l’asphyxie. Bientôt, la structure ne pourra plus payer ses employés. « Je ne sais pas où on va », s’inquiète Mathieu. « Beaucoup d’usagers disent que notre fermeture les pousserait vers le côté malsain de la rue : buisness, drogues et violences... » Saliou est plus optimiste : « Ce n’est pas possible que ça ferme ! Pas avec tout le travail qu’on a fait ! » Il rigole si franchement qu’on a envie de le croire. « En tout cas, on ne baisse pas les bras. » Une manif par semaine est prévue jusqu’à satisfaction des revendications.


1 À sa demande, son prénom a été changé en « Keny, comme Keny Arkana. Tu connais ? »

2 L’ADJ Marceau est situé dans un quartier en pleine restructuration, due au pharaonique projet Euromed.

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