La communication virtuelle au service des révolutions ?
Du « printemps des réseaux sociaux » aux couvre-feux numériques
Depuis les révolutions arabes de 2011, l’importance des réseaux sociaux dans les mobilisations de masse a prêté à beaucoup d’analyses et de commentaires. L’emballement conduira même des journaux comme le New York Times à parler de « révolution Facebook », ou de « révolution Twitter ». Du côté des régimes autoritaires et de leurs relais complotistes, on a préféré dénoncer la main occulte de puissances étrangères – au choix ou all together : la NSA, Marc Zuckerberg, George Soros et son Open Society, Israël, etc.
Le web social a indéniablement joué un rôle important dans la mobilisation des jeunes activistes, notamment en Égypte où les blogueurs ont documenté les violences sexuelles, de la police notamment, et les abus du régime en général. La création du groupe Facebook « Nous sommes tous des Khaled Saïd », du nom de ce jeune tué sous les coups de la police le 6 juin 2010 à Alexandrie, a joué un rôle crucial dans l’enchaînement des événements. La page réunissait jusqu’à 380 000 abonnés à la veille de la révolution de 2011 et a puissamment relayé l’agenda des manifestations contre le président Moubarak.
En Tunisie, l’influence des médias sociaux sur le déclenchement de la révolution a été plus mesurée : Ben Ali ayant coupé Internet préventivement, l’usage ne s’est répandu que par la suite. Bref, la capacité mobilisatrice de la communication virtuelle dépend de chaque contexte. « Les médias sociaux sont aujourd’hui extrêmement présents, y compris dans les pays en développement, et il est désormais difficile d’imaginer qu’une mobilisation sociale puisse se faire sans eux, écrivait en 2012 le chercheur David M. Faris1. Autrement dit, la révolte se fera en réseau ou ne se fera pas. La révolte en réseau n’est pas un phénomène monocausal et il serait absurde de penser que les médias sociaux pourraient à eux seuls déclencher un soulèvement. Mais ils seront présents, d’une manière ou d’une autre. »
Cependant, les activistes 2.0 ont subi un sérieux contrecoup avec les contre-révolutions et le déchaînement de la répression. Le blogueur et activiste égyptien Alaa Abdel Fattah a été libéré en juin 2019, puis réincarcéré en septembre, après avoir passé cinq années en prison pour avoir participé à des manifestations anti-Morsi en 2013 et pour l’accusation kafkaïenne d’ » affiliation aux Frères musulmans » (d’où était pourtant issu l’éphémère président Mohamed Morsi !). Puisque 60 000 personnes ont été emprisonnées depuis l’accession au pouvoir d’al-Sissi pour des motifs politiques et qu’un simple post sur Facebook peut conduire en prison, les médias sociaux égyptiens ne constituent plus des espaces de contestation.
Le drame syrien en présente un cas extrême : « Contrairement à ce qu’avaient imaginé la plupart de ceux qui se sont efforcés de réfléchir à ses conséquences politiques, on constate ainsi dans l’épouvantable conflit syrien que l’essor d’Internet ne favorise nullement la constitution d’une sphère publique de substitution particulièrement utile à la réduction de l’autoritarisme [...], notait l’universitaire Yves Gonzalez-Quijano en 2012 2. Depuis que la violence a commencé à se déchaîner sur la population syrienne, les réseaux sociaux et plus largement tout l’espace numérique n’apaisent rien, n’ouvrent à aucun débat, ne dessinent aucun avenir négocié, dénouent, un à un, tous les liens qui tissent la toile sociétale. À grand renfort d’images plus glaçantes les unes que les autres, de vidéos in- vérifiables qu’on affiche comme au- tant de preuves justifiant des mises à l’index et des “listes de la honte” [...] qui valent, dans un camp comme dans l’autre, ordre d’exécution, l’espace numérique relaie et cristallise le pire des terreurs et des haines identitaires. »
Le mythe de la technologie libératrice a-t-il vécu ?
Les pouvoirs autoritaires ont en tout cas bien compris que le musellement de ces biais de partage d’information et d’expression était un enjeu de taille. Plusieurs sites de cyberactivistes des droits humains, comme Netblocks.org et Accessnow.org, recensent les blocages d’Internet à travers le monde. Au classement, le sous-continent indien truste le podium de la censure. Championnes en la matière, les autorités indiennes ont à nouveau coupé l’accès à Internet le vendredi 27 décembre, tandis que s’étend le mouvement contre une « loi sur la citoyenneté », jugée islamophobe3.
Bien sûr, au cours de l’année 2019, les régimes confrontés à des soulèvements populaires, comme l’Équateur, l’Algérie, le Venezuela, l’Iran, l’Irak, Hong Kong ou le Yémen ont cherché à verrouiller toute forme d’échange en ligne et en réseau. Dans le contexte des émeutes déclenchées par l’augmentation du prix de l’essence en novembre, l’Iran a instauré plusieurs couvre-feux numériques, une déconnexion de tous les réseaux mobiles, ainsi qu’un arrêt partiel des services de téléphonie, qui a isolé le pays du reste du monde pendant plusieurs jours. « Selon l’ONG NetBlocks, un couvre-feu numérique a commencé vendredi dans la grande ville de l’est Machhad, avant de s’étendre samedi à Téhéran et presque tout le pays, lisait-on dans Libération le 17 novembre. Les principaux opérateurs mobiles, MCI, IranCell et Rightell étaient entièrement hors ligne à partir de samedi midi, alors que les manifestations prenaient de l’ampleur en ce premier jour ouvré de la semaine en Iran. Des habitants ont aussi signalé d’étranges SMS reçus à Téhéran, leur demandant de quitter les zones de manifestation. » Le couvre-feu numérique est désormais un marqueur préalable à une répression sanglante.
Ce même constat a été établi en juin 2019 par le site Accessnow.org pour le Soudan alors en ébullition, et où pour- tant seulement 10 % de la population a accès à Internet : « Il y a un lien direct entre les fermetures d’Internet et les violations des droits de l’homme au Soudan ! Les coupures précédentes au Soudan ont surtout touché les sites de médias sociaux, [mais] de nombreuses personnes ont pu contourner les blocages en utilisant des réseaux privés virtuels (VPN). »
Car dans ce jeu de surenchère numérique, les activistes savent manier les méthodes de contournements au couvre-feu en utilisant des outils comme des serveurs Proxy ou des VPN, qui permettent une navigation anonyme masquant l’adresse IP et/ou une connexion cryptée. À Hong- Kong, les activistes se sont servis de l’application FireChat, disponible sous iOS et Android. Cette messagerie qui s’appuie sur la technologie Bluetooth permet à des smartphones de communiquer sans connexion Internet ni couverture téléphonique et ce jusqu’à 70 mètres de distance. « Elle permet aussi de créer des groupes de discussion anonymes pouvant regrouper jusqu’à 10 000 utilisateurs de l’application en même temps, lit-on dans Les Échos du 30 septembre. Elle se retrouve aujourd’hui estampillée “anti-censure”, alors qu’elle a été conçue initialement pour communiquer dans le métro ou lors de grands évènements, comme des concerts ou des matchs, par exemple. »
« Si les plateformes numériques ont pesé dans la structuration du mouvement, elles ont aussi fourni le biscuit aux flics et aux juges », écrivait-on dans CQFD4 à propos de la mobilisation des Gilets jaunes. Alors qu’on constate la censure et le flicage des réseaux sociaux aux mains des GAFAM, sous prétexte de « lutter contre les contenus haineux » (dixit le patron de Facebook), la communication des révolutionnaires semble désormais prise en étau entre diffusion de masse et cryptage. Reste que les réseaux virtuels, en dépit leur puissance numérique, ne peuvent se substituer aux liens de solidarité réels et concrets. C’est en tout cas à espérer.
1 « La révolte en réseau : le “printemps arabe” et les médias sociaux », Politique étrangère, 2012.
2 « Internet, le “Printemps arabe” et la dévaluation du cyberactivisme arabe », revue Égypte/Monde arabe, troisième série, 2015.
3 Lire en page 10 l’histoire du black-out imposé au Cachemire.
4 « Facebook la poucave », CQFD n°175 (avril 2019). Lire également dans le journal aveyronnais L’Empaillé l’article « Guerre de communication sur Facebook » (novembre 2019).
Cet article a été publié dans
CQFD n°183 (janvier 2020)
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Paru dans CQFD n°183 (janvier 2020)
Par
Illustré par Victor
Mis en ligne le 15.04.2020
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