Vox poetik # 9 - Laura Vazquez

« Des bêtes vivent sur nos visages »

Mortibus et inutile la poésie ? Que nenni. Cette chronique « Vox Poetik » reviendra régulièrement vous le seriner en vous proposant des extraits qui nous hérissent les chakras. Neuvième salve, un extrait de La Semaine perpétuelle (2021) de l’écrivaine Laura Vazquez, où s’invente une langue obsessionnelle et habitée d’un étrange imaginaire du quotidien.

Souvent, tout le temps, la poésie dit merde aux étiquettes ;
Forme ou fond, elle s’invite là où on ne l’attend pas, dans le sourire d’un acarien ou les fumets d’une charogne ;
La Semaine perpétuelle est à la fois un long roman et un nid de poèmes ;
Il y a Salim qui lutte contre la solitude en balançant ses créations poétiques sur Internet ;
Il y a un père qui frotte frotte frotte son monde avec des éponges ;
Il y a des voix qui éclatent comme des orages, ou des murmures ;
Et il y a la poétesse Laura Vazquez qui souffle sur ces braises pour mieux les écouter, les dévider ;
Résolvant au passage le mystère de Dieu - celui qui pique nos téléphones.

« Des bêtes vivent sur nos visages. Comme elles sont minuscules, on ne peut pas les voir. Chaque jour, sur nos visages, il se passe des drames, il se passe des guerres, des catastrophes. Les bêtes se tuent sur nos visages, elles se trahissent, elles se supplient. Des bêtes se réunissent en cercle autour du nez, elles exécutent une autre bête. On ne sait pas ce qui se passe. Les bêtes font des procès sur nos visages, elles se condamnent, elles s’entretuent. Quand elles n’ont plus d’espoir, des bêtes sautent de nos visages, elles se suicident. Parfois, c’est une journée normale sur le visage de n’importe qui. Les bêtes vont au travail, elles marchent, elles cuisinent, elles s’occupent de leurs enfants. Elles ont des vies, des histoires, mais on ne les sent pas, on ne sent rien sur le visage. On ne sait pas ce qui se passe. On ne comprend pas les êtres qui vivent sur notre vie, on ne les connaît pas. On ne discute pas avec les germes, avec les acariens. On ne sait pas ce qu’ils pensent. On ne sait pas ce qu’ils vivent. Jonathan pouvait sentir comme une pellicule de sang sur ses yeux. Quand on ferme les yeux, on croit voir le vide ou la nuit, mais on se voit nous-mêmes. On ferme nos yeux, on les recouvre d’une pellicule de sang, une pellicule de peau, un muscle, c’est notre peau, c’est notre sang, notre paupière. On ne ferme pas les yeux, on les recouvre d’une partie de nous-mêmes. Jonathan s’était réveillé à cause d’un chien qui avait posé ses pattes sur ses paupières. Le chien s’était allongé sur Jonathan dans le parc et il avait fait de la chaleur sur son ventre.

Quand il ouvrit ses yeux, le chien se leva. Jonathan siffla. Il jeta de l’herbe dans sa direction, mais le chien disparut. Jonathan jeta de l’herbe en direction du ciel, mais l’herbe retomba sur sa figure. Il ne la sentait pas. Il portait des yeux et une bouche, mais il ne portait pas de figure. Il portait des paupières et des cils, mais pas de figure. La lumière du ciel se posait sur les herbes, elle entourait les arbres et les fleurs, elle imprégnait la terre et des mouches passaient, leurs ailes brillaient dans l’air. Jonathan mit la main dans sa poche, il n’avait plus de téléphone. Il ne pouvait plus regarder son téléphone, il ne pouvait plus écrire à Salim, il ne pouvait plus écrire à personne parce que Dieu n’existe pas. Dieu prend les téléphones, il se venge en les faisant disparaître. Il punit les personnes parce qu’elles ne le font pas exister. Dieu récupère les téléphones. Il crie sur les téléphones, il dit : Et pourquoi je n’existerais pas ? Expliquez-moi pourquoi je n’existerais pas ? Dieu garde les téléphones perdus dans les soirées, dans les voyages, ou dans les rues. C’est Dieu qui les perd. Dieu est entouré de téléphones dans une pièce noire. Tous les écrans éclairent son visage divin. Dieu a les doigts longs, il touche les écrans. La lumière englobe sa personne, c’est comme ça qu’il existe dans les contours de la lumière. Il ne répond pas aux messages. Dans les téléphones, il met de l’ordre, il efface d’anciennes images, d’anciennes photos, il efface le passé, il efface les films. Dieu fait le vide. »

(Laura Vasquez, La Semaine perpétuelle, éditions du sous-sol, 2021)

Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)
#2 : Le toast de l’ami italien (Erri de Luca)
#3 : « Aux personnes qui me merveillent » (Valérie Rouzeau)
#4 : « Des têtes de fromages de tête » (Jacques Prévert)
#5 : « Paix sur la terre aux pommes de terre » (Brigitte Fontaine)
#6 : « Les dieux sont au PMU » (Kae Tempest)
#7 : « Un endroit où Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens » (Jack Spicer)
#8 : « Non, non, pas acquérir » (Henri Michaux)

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