Milices ultras dans la guerre en Yougoslavie
Des banderoles aux barres de fer, des barres de fer aux kalachs
Dans la mémoire collective, la guerre en Yougoslavie commence souvent ce jour-là, avec un an d’avance. Le 13 mai 1990, le Dinamo Zagreb reçoit l’Étoile rouge de Belgrade au stade Maksimir. C’est la dernière journée du championnat de Yougoslavie de football, qui est plié : l’Étoile rouge est déjà championne, le Dinamo assuré d’être deuxième. Les ultras des Bad Blue Boys de Zagreb attendent de pied ferme les Delije (les « Preux ») de l’Étoile rouge, débarqués à 3 000 dans la capitale croate. Dès la première minute, le terrain est envahi et c’est la baston générale. Bilan : 138 blessés et l’image, invraisemblable dans le pays de « la fraternité et l’unité », de la jeune star croate Zvonimir Boban défonçant la gueule d’un keuf à coups de crampons 1…
Les rivalités entre clubs, la fougue des supporters, la bagarre contre les forces de l’ordre… On reconnaît le tableau d’une contre-culture ultra, alors effervescente parmi les classes populaires dans tous les pays où le football compte. Mais en Yougoslavie, la peinture a tourné à l’aigre. « Les différents récits […] laissent peu de doute quant au caractère prémédité de toutes les violences qui eurent lieu ce jour-là. Les témoignages concordent pour décrire des stocks de pierres à disposition, ainsi que de l’acide pour venir à bout des grillages », raconte le chercheur Loïc Trégourès dans son livre de référence sur Le Football dans le chaos yougoslave (Non-Lieu, 2019).
La ferveur populaire est pourtant bien réelle. Dans la Yougoslavie post-Tito des années 1980, tandis que l’économie s’effondre et que les nationalistes serbes et croates affûtent leurs slogans puis leurs couteaux, le sport semble la dernière valeur susceptible d’enthousiasmer les foules par-delà les clivages identitaires. Les équipes nationales de basket et de water-polo atteignent les sommets, Sarajevo accueille les Jeux olympiques d’hiver (1984) et des footballeurs de toutes appartenances font briller leurs noms – Faruk Hadžibegić, Ivica Osim, Dragan Stojković… – sur les pelouses des championnats occidentaux. Reproduisant le modèle des tifosi italiens, avec leurs chants, leurs banderoles et leurs feux de Bengale, des groupes ultras se sont formés en Yougoslavie dès les années 1970 : sous le régime autoritaire de Tito, le stade est un lieu de dissidence privilégié. Mais ce mouvement subit évidemment l’influence des dynamiques de la société : résolument en décalage avec les conventions de la société communiste, les ultras yougoslaves se politisent progressivement, explique Trégourès, « d’abord contre la police, puis […] sur une base nationaliste ».
Lorsqu’éclate l’émeute du stade Maksimir, la Yougoslavie est entrée dans la dernière phase de sa déliquescence. Quelques jours plus tôt, le parti nationaliste HDZ (Union démocratique croate), dirigé par Franjo Tuđman, a gagné les premières élections pluripartites organisées en Croatie 2. L’année précédente, son frère ennemi Slobodan Milošević 3 a été élu président de la Serbie après une campagne monstre sur des thèmes ultra-nationalistes. Au cours de ce processus, les quatre grands clubs yougoslaves suivent une trajectoire parallèle : les ultras du Dinamo Zagreb et du Hajduk Split se rangent du côté de la « croacité » ; ceux des deux clubs rivaux de Belgrade, l’Étoile rouge et le Partizan, épousent la cause de Milošević. Alors, quand la guerre éclate en 1991-1992, résume lapidairement le journaliste sportif italien Gigi Riva, ils troquent les barres de fer contre des kalachnikovs.
Dès la déclaration d’indépendance de la Croatie et l’invasion de son territoire par l’armée fédérale yougoslave, désormais sous contrôle serbe, les ultras de Zagreb et de Split s’engagent dans la défense de la ville de Vukovar. Ils y retrouvent leurs vieux ennemis des Delije de l’Étoile rouge et leur chef Arkan. Braqueur et meurtrier, petit boss mafieux, jouissant de protections au sommet de la police secrète, Arkan s’est retrouvé parachuté à la tête des Delije après l’élection de Milošević. Sous sa direction, les ultras servent l’agenda du leader serbe. Prémédité et organisé par les deux camps, le chaos de Maksimir, interprète Loïc Trégourès, peut ainsi être lu a posteriori comme « la mise en scène d’un irrémédiable divorce » par hooligans interposés.
Pendant toute la guerre, ils accomplissent le sale boulot en marge des opérations de l’armée serbe
À l’automne 1990, Arkan fonde la Garde des volontaires serbes, composée de centaines de membres des Delije. Pendant toute la guerre, ils accomplissent le sale boulot en marge des opérations de l’armée serbe. En Croatie comme en Bosnie, les « Tigres d’Arkan » tuent, violent, torturent, déportent et pillent. Arkan parade dans les rues de Zvornik dont ses hommes ont massacré et expulsé la population bosniaque, pose avec son bébé tigre (d’où le surnom de ses soldats), acquiert un statut people en épousant la star de la chanson turbo-folk Ceca. Il meurt libre en 2000, assassiné par un clan mafieux rival.
C’est en fait dans toute la Yougoslavie que les ultras prennent les armes. Du côté bosniaque aussi, les Horde Zla (« Hordes du mal »), supporters du FK Sarajevo, chéri des notables musulmans du centre-ville, et les Manjaci (« Maniaques ») du club des cheminots Željezničar, plus populaire et multiethnique, s’engagent dans la défense de leur capitale, assiégée et bombardée par les Serbes d’avril 1992 à février 1996. Dans le contexte d’une marche à la guerre de plus en plus irréversible, on ne s’étonne pas de voir des groupes de jeunes hommes, solidaires et organisés, s’empresser de coudre l’écusson de leur pays par-dessus celui de leur équipe favorite, de laisser les tribunes pour les tranchées. Abondamment cité par Trégourès, l’ethnologue Ivan Čolović 4 va cependant plus loin, et identifie une filiation entre la culture des supporters et celle de la guerre. L’organisation des groupes, d’abord, avec leurs chefs charismatiques, leurs valeurs virilistes de violence et d’alcool à outrance, leurs symboles et leurs uniformes. La recherche, aussi, d’un « ré-enchantement du monde », loin de la banalité du quotidien. Enfin, l’instrumentalisation politique, qui permet à des jeunes plus ou moins marginaux de se racheter une conduite auprès de la société.
La violence des ultras a laissé des traces durables au sein des sociétés balkaniques.
Près de trente ans après la fin de la guerre, la violence des ultras a laissé des traces durables au sein des sociétés balkaniques. Dans la Serbie d’aujourd’hui, rigole (jaune) l’écrivain Bojan Savić Ostojić, « les supporters sont la principale puissance politique ». Maîtres de tous les trafics, bras armés des basses œuvres du régime d’Aleksandar Vučić, attaquant opposants et journalistes, ils ont récemment horrifié l’opinion publique par leurs exactions : les méthodes du gang de Veljko Belivuk, ancien chef des ultras du Partizan Belgrade, n’ont pas grand-chose à envier à celles des narcos du Mexique 5. De quoi rappeler, contre les discours lénifiants sur les « valeurs » du sport, que son histoire moderne et sa massification depuis le xixe siècle ont accompagné le développement du capitalisme et du nationalisme. Jusque dans le pire.
1 L’histoire de ce match figure, avec beaucoup d’autres, dans Le Dernier Pénalty – Histoire de football et de guerre (Seuil, 2016) de Gigi Riva, qui retrace la décomposition de la Yougoslavie au prisme de celle de son équipe de foot.
2 Élu président de la Croatie en 1990, Tuđman allait être inculpé par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) lorsqu’il est mort en fonction, en 1999.
3 Président serbe de 1989 à 2000. Accusé de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide par le TPIY et incarcéré à La Haye, il est mort pendant son procès, en 2006.
4 Auteur du Bordel des guerriers – Folklore, politique et guerre (Non-Lieu, 2009).
Cet article a été publié dans
CQFD n°214 (novembre 2022)
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Paru dans CQFD n°214 (novembre 2022)
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Mis en ligne le 09.12.2022
Dans CQFD n°214 (novembre 2022)
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