C’est est un livre qui parfois fait mal aux tripes, tant les témoignages qu’il cite sont puissants. L’un des superpouvoirs du copain et journaliste Olivier Cyran, c’est en effet de recueillir avec minutie des voix peu relayées médiatiquement, parce que ne parlant pas le langage des winners, ceci pour leur offrir un espace d’expression à la hauteur de leurs souffrances et de leurs combats. Après un livre écrit en duo avec son alter ego Julien Brygo, Boulots de merde (La Découverte, 2016), il s’est attaché dans Sur les dents [1] à recueillir la parole de petites gens (comprendre : gens normaux) ayant enduré mille souffrances à cause de dentitions dézinguées et de traitements inadaptés. Le constat qu’il y pose est sans appel : « Si les yeux sont le miroir de l’âme, nos dents indiquent plus trivialement, mais avec une fiabilité incomparable, la position que nous occupons dans la pyramide sociale. »
Scannant le néolibéralisme à l’aune de ses politiques dentaires, ce traumatisé des cabinets dentaires a donc plongé canines en avant sur le sujet, en quête des inégalités les plus criantes d’un système façonné pour que se perpétue l’injustice de la répartition des sourires – dents trop blanches pour les un(e)s, marées noires pour les autres. Un tableau dual et violent, à la brutalité rehaussée par l’irruption récente de la dentisterie low cost.
Olivier ayant longtemps fait partie de CQFD, dont il fut même l’un des fondateurs il y a dix-huit ans, il partage évidemment notre slogan batailleur : mordre et tenir. Son ouvrage au ton résolument offensif le prouve largement. De même que cet entretien garanti sans caries ni sucreries.
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[|Les dents en première ligne|]
« Les dents sont un sujet inépuisable, en partie parce qu’elles véhiculent une charge symbolique énorme – on le voit en littérature, au cinéma ou dans nos rêves. Pour ne pas trop me perdre dans ce dédale, j’ai choisi de resserrer le sujet autour de la question des inégalités. On dit que les dents sont un marqueur social, mais en réalité elles sont davantage que cela : leur condition ne reflète pas seulement la brutalité du monde capitaliste dans sa variante convulsive actuelle, elle exacerbe cette brutalité. Avoir des “dents pourries”, comme on dit, trahit votre position sur l’échelle sociale, mais cela vous met aussi en danger à plein de niveaux, que ce soit dans votre corps et dans votre rapport au monde. C’est ce qui fait la redoutable singularité de cet organe : à la fois territoire intime et vitrine publique, elles sont aux premières loges des rapports de force qui se jouent autour de nous. Avec, évidemment, pesant comme une injonction permanente, source d’angoisse et de honte, le canon esthétique des dents blanches, signe d’appartenance au “premier monde”.
Aux États-Unis, de très nombreux dentistes ont cessé d’être des soignants pour ne plus faire que de l’esthétique – les dents brillantes comme du carrelage sont devenues une gigantesque industrie. Et ça a débarqué en France. Cette question de la blancheur dentaire comme marque de réussite occupe une place importante dans mon livre, mais d’abord sous l’angle de celles et ceux qui en sont exclus. Pour beaucoup d’entre nous, les dents ne sont pas un fantasme hollywoodien, mais une question existentielle : celle de la préservation de notre pouvoir de mordre. La honte de ne pas disposer d’un sourire de faïence se surajoute aux affres par lesquels il faut passer pour garder une bouche opérationnelle, dans le cadre d’un système où les soins dentaires de qualité sont souvent hors de portée pour les pauvres et les moins riches. »
[|Galères sans fin|]
« Cela fait une vingtaine d’années que j’avais en tête de rédiger une enquête sur les dents et leur position centrale dans la guerre sociale. Si ma propre stomatophobie [2] y est pour quelque chose, mon intérêt pour la question vient surtout d’un constat : parmi une large population, et plus particulièrement dans les sphères militantes qui se bagarrent pour endiguer le flot des violences sociales, les problèmes de dents prennent souvent une ampleur catastrophique. Les galères sans fin des dentiers mal adaptés, des pivots branlants et des couronnes qui s’émiettent en disent long sur le régime dans lequel nous vivons. Elles sont pour tant très largement ignorées. Comment se fait-il qu’on ne considère pas comme un sujet politique à part entière la partition du monde entre les dents précarisées des uns et les dents triomphantes des autres ? Il suffit pourtant de mettre le sujet sur la table pour se rendre compte que la plupart des gens ont des choses incroyables à raconter au sujet de leurs dents.
Pour ce livre, je me suis focalisé sur quelques cas particuliers plutôt que de tenter d’être exhaustif. Car les parcours dentaires compliqués s’étendent sur des années, voire des décennies, pointant en creux aussi bien l’évolution de la société que ses bases inégalitaires les plus intangibles. Il faut donc un peu de temps et de place pour en décor tiquer la logique. J’ai une énorme estime pour ces lutteurs de la survie dentaire cités dans le livre que sont Nordy, Bader, Christine, Abdel, Yasmina ou Karen, et pour le courage inouï qu’il leur a fallu mobiliser. Si mon livre a des dents, c’est à eux que je le dois.
Victime de la chaîne de centres de soins dentaires Dentexia, qui l’a laissé avec une bouche en lambeaux et contre laquelle il a lutté bec et ongle, Abdel Aouacheria parle par exemple de ce que cela implique de se battre comme un beau diable quand on souffre de douleurs atroces et d’une image si dégradée de soi-même que l’on ose à peine sortir de chez soi. Il y a aussi l’histoire d’une camarade de son collectif de lutte, qui, lorsqu’elle était au travail, devait s’isoler dans les toilettes pour prendre son repas du midi, histoire de cacher son dentier aux collègues de bureau. Ou bien celle de Nordy, privée de ses dents par les coups de son compagnon, et qui après des années de calvaire s’étonne de tomber sur un dentiste qui lui montre enfin un peu d’empathie. »
[|Bouches cousues |]
« Il règne chez les dentistes une loi du silence assez étouffante, qui pèse autant sur leurs propres pratiques et dérives que sur l’absurdité du système auquel ils sont rompus. Leur liberté d’expression est très étroitement encadrée par l’Ordre national des chirurgiens-dentistes, une sorte de réplique miniature du Vatican, avec ses intrigues, ses fortunes et ses pouvoirs, et des blouses blanches à la place des soutanes. Les dentistes critiques, attachés à une pratique consciencieuse et sociale de leur métier – et il y en a – ont intérêt à se tenir à carreau. Les seules protestations que l’on entend publiquement sont celles des syndicats de dentistes libéraux, qui défendent âprement leurs euros mais ne risquent guère de s’épancher sur certains usages de leur profession, comme les refus de soins. Il faut le savoir, de nombreux dentistes – un sur deux à Paris, selon une étude – refusent de soigner les allocataires de la CMU [3] ou de l’AME [4], ou d’autres catégories jugées indésirables, et trouvent toutes sortes de moyens pour les éconduire. Sans parler de ceux qui les soignent, mais mal, à la va-vite, sans se soucier des conséquences. C’est pour quoi il est si important d’écouter un peu plus les galériens de la dent et moins les dentistes, en tout cas ceux qui s’accommodent de ce système et font leur beurre avec.
Comme je le disais, tous ne sont pas comme ça, heureusement. Dans le livre, il y a cet entre tien avec un dentiste de gauche, dévoué à son travail et à ses patients, un type admirable qui passe sa profession au hachoir du marxisme. Il a dû s’exprimer à titre anonyme, car parler ouvertement de la manière dont fonctionne le système de soins dentaires dans ce pays, c’est aller au-devant de toutes sortes d’ennuis, notamment causés par l’Ordre. À la base, c’est quelqu’un qui adore son métier, mais qui désespère de ne pouvoir le faire bien. C’est une problématique au fond assez proche de celle que nous avions un peu explorée, Julien Brygo et moi, dans Boulots de merde : faire un travail que l’on aime, mais dans des conditions d’exercice de plus en plus dégradées, lui fait perdre tout son sens. Le dentiste libéral qui tente de soigner aussi bien les pauvres que les riches ne s’en sort d’ailleurs pas tellement mieux que le postier qui s’efforce de sauver sa tournée contre les griffes d’un management de sociopathes.
Paul Lafargue, c’est le pseudonyme qu’il s’est choisi, fait donc son travail de manière infiniment plus scrupuleuse qu’une grande majorité de ses confrères. Pourtant, contrairement à eux, il gagne à peine de quoi s’en sortir. Ce paradoxe illustre la logique du système de soins dentaires : plus un dentiste se fait d’oseille, moins il est recommandable en tant que soignant, en tout cas pour le tout-venant. Pourquoi ? Parce qu’il privilégie son propre intérêt, qui est d’expédier ou de refuser les soins à prix plafonnés, dits conservateurs, remboursés par la Sécu, ceux dont toi ou moi on a besoin pour que demain nos chicots ne partent pas en sucette. Car ces soins-là lui rapportent trop peu pour couvrir ses frais, encore moins pour se payer une nouvelle résidence secondaire. S’il veut réussir, il devra mettre le paquet sur les actes non plafonnés et non remboursés (ou en tout cas pas intégralement), c’est-à-dire, essentiellement, les implants et les prothèses. Cela induit toute une série de biais dans la pratique de son métier, dont nos dents paient chèrement le prix. Dans le parcours d’un patient, les implants et les prothèses arrivent en général au terme d’un long processus qui a pris le temps de s’aggraver au fil des ans ou des décennies, justement parce que les soins de maintenance moins onéreux qu’il aurait dû recevoir en amont n’ont pas été fournis, ou ont été bâclés. Paul Lafargue fait du mieux qu’il peut, en essayant de prendre le temps de soigner tout le monde correctement, mais se retrouve en permanence piégé : soit il se met sur la paille, soit il fait un mauvais boulot. Lui n’a pas mal aux dents, mais ce n’en est pas moins un personnage tragique. »
[|Les édentés lèvent le poing|]
« Le scandale Dentexia évoqué plus haut a pour origine la loi Bachelot de 2009, qui a dérégulé le marché des centres de soins dentaires low cost et ouvert le secteur à des margoulins qui ne connaissent rien à la dentisterie. Le fonda teur de Dentexia, Pascal Steichen, était un diplômé d’école de commerce qui avait publié un manuel pour agents immobiliers avant d’investir le secteur du dentaire. Il a mis en place une machine à cash consistant à recruter des dentistes inexpérimentés et à les soumettre à un management tayloriste en vue de fourguer des prothèses bas de gamme en un temps record. Quand la chaîne Dentexia a été mise en liquidation judiciaire en 2016, quelque trois mille patients s’étaient retrouvés ruinés et mutilés, voire édentés pour des centaines d’entre eux. Une vraie boucherie.
Abandonnés à eux-mêmes, laissés sans soins et dans une détresse indescriptible, ils ont dû se battre pendant deux ans pour que l’État ne les laisse pas crever la bouche ouverte. Sous l’impulsion de quelques intrépides, comme Abdel ou Christine, qui témoignent dans le livre, ils ont réussi à lutter collectivement en multipliant manifs et actions pour se faire entendre. C’est une page remarquable de l’histoire des luttes sociales qu’a écrite ce collectif de “sans-dents”, pour reprendre le mot de cette tête à gifles de François Hollande. On a beaucoup à apprendre de la part de victimes qui non seulement endurent des souffrances inimaginables, mais subissent le mépris de la bourgeoisie aux dents blanches, et qui pourtant parviennent à “mordre et tenir” jusqu’à la victoire. En 2018, le ministère de la Santé leur a finalement reconnu le droit à une prise en charge de leurs soins de réfection. Un droit hélas très incomplet puisque, à ce jour, des dizaines de victimes n’ont toujours pas été soignées, tandis que Pascal Steichen n’a pas encore été jugé.
La lutte des forçats de Dentexia n’est donc pas finie [5]. Cinq ans après, ils sont toujours là et plaident pour une réforme révolutionnaire du système, afin que le droit universel à des soins de qualité soit enfin reconnu. On ne peut pas appréhender la dureté du monde sans écouter celles et ceux qui l’ont reçue littéralement dans les dents. »
[|Low cost buccal |]
« Du côté des requins, de nouveaux acteurs ont pris la suite de Dentexia : Dentego, Dentalplan, Dentifree... Ils assurent qu’ils n’ont rien à voir avec Dentexia, mais à terme les mêmes causes risquent de provoquer les mêmes effets. Le ministère de la Santé a certes signé un décret censé prévenir un scandale sanitaire de type Dentexia, mais ce texte a laissé intact le problème de fond : n’importe quel entrepreneur peut continuer à créer des centres dentaires et à faire du profit avec nos ratiches. Que ce soit sur la qualité des prothèses ou sur le suivi des plans de traitement, il y a toujours aussi peu de contrôles. C’est proprement stupéfiant, la preuve que les pouvoirs publics ne prennent toujours pas nos dents au sérieux.
D’une certaine manière, les centres de soins low cost relocalisent en France ce que l’on appelle improprement le “tourisme dentaire”. Au lieu d’aller en Roumanie ou au Maroc pour se faire rafistoler les dents, on peut désormais recevoir des soins au rabais sans quitter le territoire. Mais cela ne fait que renforcer encore le principe d’une dentisterie à deux vitesses. Avec tous les dégâts physiques, psychiques et sociaux que cela entraîne pour des millions de personnes. Comme dit l’un des personnages du bouquin : “On tient sur nos pieds, mais on tient aussi sur nos dents. Quand tu les perds, tu perds une partie de ton socle.” Des dents abîmées ou manquantes, ça vous fait mal, ça vous fait souffrir, mais aussi ça vous isole, vous met à plat votre énergie et vous rend infiniment vulnérable à la violence sociale et politique exercée par le régime. C’est en cela également que la dent est un objet éminemment politique : sa condition détermine en partie notre présence au monde et notre force de résistance. »
[/Propos recueillis par Émilien Bernard/]