Morceaux volés

Que fait la prison à nos corps ?

C’est un petit bouquin édité par le collectif anticarcéral lillois La Brèche. Sous-titré « Notes sur l’enfermement sensoriel », un peu de bon sens, que diable !, réunit des textes initialement publiés dans le journal du collectif, Ligne 12B, qui a paru entre 2003 et 2005. Des membres de ce collectif ainsi que des prisonniers et prisonnières y évoquent comment leurs cinq sens perçoivent l’univers carcéral et l’enfermement. Extraits.
Illustration de LMG Névroplasticienne
L’odorat

« La prison pue. Pue la mort. Beaucoup le disent. Mais plus directement la bouffe en décomposition, celle que les détenu·es jettent par la fenêtre de leur cellule, et qui pourrit au pied des murs. Elle sert de nourriture au chats, aux rats ou aux mouettes. Toute une faune qui participe, elle aussi, à l’odeur détestable qui règne autour des taules et dont les relents pénètrent cellules et couloirs. Ça pue le renfermé et la moisissure. Les chiottes évidemment. La merde dont certains badigeonnent les murs. Mais aussi le détergent. […] Odeurs corporelles aussi. Celle des codétenu·es évidemment, qui peuvent être aussi pénibles qu’agréables ou rassurantes. Celle aussi des matons, leur haleine, fétide, lorsqu’ils vous gueulent dessus, ou l’odeur de leurs semelles lorsqu’ils vous écrasent la tête par terre avant de vous foutre au mitard. Celles des auxiliaires et des différents intervenants extérieurs, source de joie ou d’angoisse. Mais jamais innocentes. Le parfum discret de l’avocat bien propre sur lui. Celui de son chéri, de sa copine, sa mère ou son enfant. Celui enfin du directeur de taule. Celui qui sent le plus fort. »

L’ouïe

« Ce qui frappe lorsqu’on entre en prison, c’est le bruit des portes qui claquent, celui des verrous qui se tournent derrière vous, le rythme des chasses d’eau, les braillements du personnel, le cri des détenu·es, le bruit des mouettes et des pigeons, les insultes, les télés qui gueulent, les parloirs sauvages, les bagarres, les prières, les crises de pleurs, la musique du voisin, l’écho dans les coursives, les structures métalliques, tous ces éléments contribuent à faire de la taule une énorme caisse de résonance. […] La promiscuité, ce n’est pas seulement le regard que l’autre porte sur moi. Ce n’est pas le fait de le voir tout le temps devant ma gueule. Ce ne sont pas que ses odeurs qu’il faut supporter. Ce ne sont pas que son corps et les craintes qu’il soulève qu’il faut éviter. C’est aussi ce qu’il raconte et qu’on n’a pas forcément envie d’entendre, ses commentaires qui vous embarquent dans des trucs que vous auriez préféré éviter, ce sont ses ronflements, sa musique, le son de sa télé ou de la console. »

Le goût

« Le deuxième plaisir de la vie, c’est sans doute la gastronomie. Or, en prison, on mange de la merde. Le vin et la bière n’existent pas. On ne reçoit pas de boisson aux repas de midi. À la prison de Forest (ailes A et B) et à Saint-Gilles (ailes C et D), […] il n’y a même pas de robinet : on boit l’eau croupie d’une cruche. Le matin et le soir, on reçoit du café, mais il est imbuvable. »

Jean-Paul Depouchon, prison de Saint-Gilles, Bruxelles, février 1999.

Le toucher

« Le toucher n’est pas absent de taule. Il est quotidien et obligatoire. Le corps en détention est objet de suspicion jusque dans ses orifices. Les gardien·nes s’emploient donc à fouiller au corps chaque détenu·e à l’occasion des mouvements à l’intérieur de l’établissement ou des fouilles de cellules. La fouille intime comprend souvent le touché rectal chez les hommes et vaginal chez les femmes. Cela s’accompagne de violences et de sanctions pour ceux et celles qui s’y refusent. Car l’autre versant des contacts physiques qui lient les prisonnier·es aux gardien·nes est la bastonnade, lorsqu’il ne s’agit pas de torture ou de viol. »

La vue

« Des mois déjà que je ne vois plus les étoiles. La lumière des réflecteurs est trop puissante... Peut-être que, si je m’allonge par terre, sur les dalles, et que je colle mon visage contre le mur de cette cellule, juste sous la fenêtre, je pourrais chercher un angle où la lumière soit reflétée par la vitre, et qui sait ! Je pourrais peut-être voir quelques-uns de ces petits points brillants qui nous ont tant fait rêver... Mais j’avais oublié le barbelé, au-dessus de la fenêtre. Ce qui brille, ce ne sont pas les étoiles. Ce sont les lames. »

Idoia

Propos choisis par Cécile Kiefer
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