Entretien avec Jules Falquet

« Le corps n’existe pas seul en dehors des déterminations sociales »

De la colonisation de lʼAmérique latine à la révolution industrielle anglaise en passant par la chasse aux sorcières, les corps des « dominés » nʼont cessé dʼêtre accaparés par les puissants. Que subissent aujourdʼhui ces mêmes corps dont les deux pieds pataugent dans le capitalisme ? La parole est à la sociologue Jules Falquet.
Illustration de Pole Ka

S’il existe des sujets inépuisables, le corps en fait partie. Brossé dans tous les sens du poil, tant dans ses dimensions sociales que culturelles, il vient à nouveau d’être questionné par l’universitaire américaine Silvia Federici dans son livre Par-delà les frontières du corps (Divergences, 2020).

« Ce dont on parle au fond dans cet ouvrage, à savoir du “corps” [...], n’a rien de naturel ni d’intemporel : le corps d’après Federici est un sujet/objet marqué au plus profond par le capitalisme et ses dynamiques historiques », écrit la sociologue Jules Falquet dans la préface du livre. Elle répond ici à nos questions qui, tout en prenant leurs distances avec celles soulevées par Silvia Federici, traitent en partie du même sujet : le corps des dominés dans la machine à broyer capitaliste.

L’histoire du capitalisme est ponctuée d’entreprises de domination des corps. Ceux des ouvriers, des femmes, des personnes racisées...

« Un élément clé pour comprendre ceci est le concept de “corps-comme- machine-à-force de travail” développé par la sociologue française Colette Guillaumin. Dans la théorie économique classique, on dit que les prolétaires vendent leur force de travail. Mais pour Guillaumin, bien avant cela, certaines personnes ne sont même pas propriétaires de leur force de travail : elles ne s’appartiennent pas et sont uniquement (vues comme) des corps-machines-à-force de travail. Ce n’est pas leur force de travail qui est exploitée, c’est leur corps qui est approprié, tout entier et sans limites. Ces personnes, ce sont historiquement les personnes esclavagisées dans les plantations latino-américaines du XVIIIe siècle et les femmes dans leur ensemble.

Il est intéressant de revenir sur la substitution progressive du mode de production esclavagiste par le mode de production capitaliste au XIXe siècle. En 1840, Flora Tristan publie Promenade dans Londres, un ouvrage dans lequel elle explique notamment comment dans l’Angleterre de la révolution industrielle, dans le premier tiers du XIXe siècle, les capitalistes exploitant des prolétaires sont en train de prendre le dessus sur les propriétaires d’esclaves. En décrivant le quartier juif et le quartier des Irlandais ainsi que la misère terrifiante dans laquelle y vivent les prolétaires, elle explique qu’à la différence des propriétaires d’esclaves, qui ont intérêt à conserver en vie leurs “biens” (dont ils ont acheté les corps), les capitalistes peuvent se permettre d’acheter le travail des prolétaires, pour une heure, un jour, et les laisser mourir de faim et de froid en dehors de ce temps-là. Engels donnera quelques années après, dans son important ouvrage La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, des chiffres terrifiants : la moitié des enfants de cette classe prolétaire en formation mouraient avant 5 ans, les femmes n’avaient plus leurs règles ou ne parvenaient pas à mener leurs grossesses à terme.

Au sujet des corps racisés, on peut s’intéresser aux travaux de la philosophe féministe argentine Maria Lugones. Pour elle, comme pour Aníbal Quijano, auteur phare de la pensée décoloniale (qui est issue d’Amérique latine), le capitalisme ne remonte pas à l’Angle terre du XIXe siècle mais à l’invasion européenne de l’Amérique latine à partir de 1492. Selon Quijano, le processus colonial homogénéise les personnes envahies et les transforme radicalement en “Autres”. Considérées comme “sans culture” et pratiquement comme des animaux, elles ont été mises au travail jusqu’à la mort. Lugones ajoute à cette analyse que du coup, les envahisseurs ne reconnaissaient pas de genre, mais seulement un sexe, aux colonisé·es. Ils et elles n’étaient que des corps.

Quant à celui des femmes européennes, Silvia Federici estime qu’il a surtout été progressivement enfermé dans un nouvel espace qui se crée à partir de la fin du Moyen Âge, celui de la “sphère domestique”. La chasse aux sorcières a été le moyen, extrêmement violent, de cet enfermement. Enfermer les femmes dans cet espace privé a permis de s’approprier leur travail en le rendant invisible, en le faisant sortir de l’échange marchand, en le rendant gratuit, en faisant oublier qu’il s’agit véritablement d’un travail. »

Quatre siècles après l’apogée de la chasse aux sorcières, dans les années 1970, les femmes ont lutté pour se réapproprier leur corps dans son versant procréatif...

« Pour les femmes, se réapproprier leur corps en tant que potentiellement procréateur (bien qu’il y ait d’autres dimensions à récupérer de nos corps) a pu (et peut toujours) signifier deux choses en même temps. Pour certaines, la lutte a consisté à revendiquer la liberté d’interrompre leur grossesse et, en amont, d’avoir le droit d’utiliser des méthodes contraceptives et d’être informées à leur propos. En France, l’État avait renforcé l’interdiction de tout cela en 1920, après la Première Guerre mondiale, dans le but explicite d’obliger les femmes à repeupler le pays. D’où le fait qu’une bonne partie du mouvement en France métropolitaine, dans les années 1970 et après cinquante ans d’imposition procréative, se soit orienté vers la revendication de la contraception et de l’avortement.

D’autres femmes étaient à cette époque avant tout visées par des politiques de stérilisation. Aux États-Unis, en 1968, la féministe afro-étatsunienne Frances Beal critiquait dans un texte important, Double Jeopardy : To Be Black and Female, d’abord les politiques impérialistes appuyées par les États-Unis de vasectomies massives en Inde, ensuite les campagnes de stérilisation forcées de femmes noires menées dans la colonie états-unienne de Porto Rico, et enfin l’importation de ces poli tiques racistes et sexistes sur le sol même des États-Unis, où des femmes afro-étatsuniennes étaient contraintes d’accepter d’être stérilisées sous peine de se voir couper leurs allocations. »

Que reste-t-il aujourd’hui de cette longue histoire d’appropriation des corps ?

« On peut dire, en s’appuyant sur les travaux de Colette Guillaumin, que le corps n’existe pas “tout seul”, dans l’abstrait, en dehors des déterminations sociales. Le corps des personnes qui subissent le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme, ne leur appartient toujours pas. On le voit bien avec la justice, quand elle ne sanctionne pas le viol conjugal ou encore lorsqu’elle permet à la police de brutaliser ou d’assassiner certains corps. »

Sur un tout autre plan, l’ouvrage de Silvia Federici que vous avez préfacé s’intéresse aux liens que nos corps entretiennent avec la nature. Aujourd’hui, il semble pourtant qu’ils n’aient jamais été autant malmenés par l’industrie...

« Nos corps sont soumis par l’industrie à une absorption permanente d’hormones de synthèse, de nourriture et d’eau empoisonnée, d’éléments polluants, de radioactivité...

Tout cela, sans surprise, pèse particulièrement sur les corps des personnes racisées et des prolétaires. Aux États-Unis, il existe par exemple une très forte prévalence de l’obésité et du diabète chez les enfants noirs et latinos. Depuis que le Mexique a signé le traité de libre-échange avec les États- Unis et le Canada, il subit également une véritable épidémie d’obésité et de diabète.

Pour parler d’une autre source d’empoisonnement, en France, depuis soixante-dix ans, les gouvernements successifs décident sans aucune consultation démocratique des lieux d’implantation des centrales nucléaires civiles et militaires, ainsi que où et quand réaliser des essais nucléaires à l’air libre, ou encore où enfouir les déchets radioactifs dont personne ne sait comment se débarrasser. Si je suis polynésienne, les explosions devant mon atoll ne me laissent pas le choix d’être ou non irradiée. De la même manière que si je vis à Bure (Meuse) ou dans toute sa région, mon corps n’aura à l’avenir d’autre alternative que de subir les radiations des poubelles radioactives enter rées sous mes pieds. »

Face à toutes ces contraintes, comment peut-on espérer reprendre le pouvoir sur nos corps ?

« On reprendra corps en s’informant, en partageant nos analyses et surtout en luttant collectivement. Les groupes de parole féministes, historiquement, ont permis (entre autres) de parler du corps, de choses que chacune pensait très intimes et très personnelles, et de se rendre compte qu’il s’agissait de problèmes communs à beaucoup, et qui étaient en fait politiques. C’est une méthode qui reste complètement d’actualité. »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

Cet entretien fait partie du dossier sur "Les corps dans la guerre sociale", publié dans le numéro 197 de CQFD.

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