Introduction du dossier 197

Guerre sociale : et ça continue, en corps et en corps

Dans le numéro qui débarque en kiosques ce 2 avril, il y a un dossier sur les corps dans la guerre sociale ; ce qu’ils encaissent, ce qu’ils subissent, ce qu’ils intériorisent. Mais aussi ce qu’ils peuvent mobiliser pour repousser les assignations. En voici l’introduction.
Illustration de Manoï

« Corps : nom masculin. Partie matérielle d’un être animé considérée en particulier du point de vue de son anatomie, de son aspect extérieur. »

Le Larousse peut bien le définir comme une simple enveloppe charnelle, le corps, « lieu où s’incarnent et se reproduisent dominations et oppressions 1 » a tout de l’objet social. Corps des ouvriers exploités, corps des femmes contrôlés, corps des personnes racisées méprisés et malmenés : tous en gardent les stigmates – certains, même, les cumulent. Mais le corps est, aussi, vecteur de résistance : le poing levé d’un émeutier, les jambes galopantes d’une évadée, une apparence « hors la norme » jetée à la face du monde.

Cible et outil, matraquée et émancipée, libérée et enfermée, notre carcasse est donc tout autant miroir des dominations qu’instrument des luttes pour s’en extraire. Et un enjeu éminemment politique, qu’il convient de saisir à bras-le-corps.

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Une évidence : la machine capitaliste ne tourne pas sans le corps de l’ouvrier. Et si l’enveloppe charnelle du prolétaire a été de longue date soumise à la coercition, c’est bien pour répondre aux impératifs de productivité dictés par une classe dominante largement insensible à ses souffrances [p. II]. « Pour soulever et porter tout ça, il aurait fallu s’accroupir et se relever à la verticale, travailler droit, sur les cuisses, pas sur les reins. Mais on n’a jamais le temps d’y penser et de se tenir comme il faut, témoigne Alfred Pacini dans son livre Docker à Marseille (Payot, 1996)2. Alors on se courbe, on ramasse le sac ou la caisse et on se lève en se redressant. Et puis on marche. […] On prend, on porte, on pose et on recommence. Ça vous casse le dos, ça vous brise les vertèbres, ça fait mal, et l’habitude n’y fait rien. Un docker a mal au dos toute sa vie. »

Mal toute sa vie. L’humaine condition, faite de labeur et d’aigreurs ? Pas tout à fait. Car corps de dominants et corps de dominés ne sont pas logés à la même enseigne. Les chiffres ne trompent pas. À 35 ans, un cadre peut espérer vivre encore 49 années, soit jusqu’à l’âge de 84 ans ; c’est six ans de moins pour les ouvriers3. Autre réalité : il y avait en 2017 quatre fois plus d’enfants obèses dans les familles d’ouvriers que dans celles de cadres. L’explication est aussi triviale qu’implacable : « Une personne accaparée par les difficultés du quotidien aurait peu de place pour gérer ses choix alimentaires et un accès plus difficile à une alimentation saine et variée. 4 »

Pas de doute, le corps de tout un chacun est un terrain de bataille de la lutte des classes. Pour autant, une origine sociale favorisée épargne-t-elle forcément les physiques ? Pas si simple, tant les vecteurs d’aliéna tion s’entrecroisent. De l’autre côté de l’échiquier social, les jeunes filles bien nées sont ainsi plus disposées que celles issues des classes populaires à souffrir d’anorexie : « Ce qu’on présente comme une volonté pathologique de maîtrise propre à un individu pourrait en réalité s’enraciner dans un rapport au monde socialement modelé, explique Claire Scodellaro, maîtresse de conférences en démographie à Paris-I5. On apprend en effet aux jeunes filles à “bien se tenir”, à “se prendre en main”, à “ne pas se laisser aller” [...]. Autant d’impératifs qu’on observe plus particulièrement au sein des classes moyennes et supérieures, plus enclines que les classes populaires à croire dans la possibilité de maîtriser son destin social. »

Notre chair dit toujours quelque chose du milieu d’où l’on vient.

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Et puis il y a le versant médical, qui frappe tout le monde un jour ou l’autre. Sa cohorte de professionnels qui savent et imposent. Ses inégalités de traitement selon l’origine sociale. Sa reproduction de schémas de domination basiques, qu’ils soient de classe, de race ou de genre.

Face à cet univers trop souvent hostile, les exemples de reconquête ne manquent pas. Les mouvements féministes des années 1970 ont ainsi œuvré à se réapproprier les savoirs des premières concernées sur leurs propres corps. À Genève plusieurs d’entre elles créèrent en 1978 le Dispensaire des femmes. Un centre qui « offrait des soins pour les femmes, par les femmes, dans une structure autogérée, comme le racontait en 2006 Rina Nissim, une de ses fondatrices. On ne se focalisait toutefois pas uniquement sur la contraception et l’avortement, on voulait également offrir les contrôles annuels gynécologiques préventifs, des soins pour des petites pathologies, mais aussi pour les moyennes et pour les grosses pathologies chaque fois que c’était possible. […] Ce qui était vraiment révolutionnaire, c’était de dire face à une petite pathologie : “Voilà, votre pathologie, elle est ceci, cela, elle s’explique ainsi, vous avez le choix entre un traitement allopathique qui implique cela, avantages, inconvénients, et un traitement naturopathique qui implique cela, avantages, inconvénients.” [...] On essayait ainsi d’amener [l’usagère] à se mettre en position de faire vraiment un choix. 6 »

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Ce dossier n’est donc pas qu’un grand marché de la déploration. Certes, il égrène les cas d’écoles, comme une planche d’anatomie marquée du sceau de l’aliénation :

 les ratiches défoncées par des dentistes tenant plus du charlatan avide de fric que du soignant [p. VIII & IX]  ;

 les seins que le patriarcat et les publicitaires exigent « ronds, fermes et hauts » [p. VI]  ;

 les cheveux des personnes noires auxquels le contexte postcolonial impose de coller aux stéréotypes blancs [p. X]  ;

 les mains arrachées de manifestants que l’État entend mater à coup de grenades [p. VII]  ;

 le corps d’un paysan au travail qui, tout cassé qu’il est, continue d’aimer ce qu’il fait [p. IV & V]  ;

 ou encore celui de personnes handicapées revendiquant leur droit de pleinement exister [p. XI].

Mais les pages qui suivent peuvent aussi se lire autrement. Comme une liste de combats à mener. De territoires corporels à se réapproprier. De poings à lever. Et avec eux toute notre carcasse percluse de cicatrices ou de suçons.

En attendant, la parole est aux corps cernés.

Dossier coordonné par Tiphaine Guéret

Ce texte est l’introduction au dossier sur "Les corps dans la guerre sociale", publié dans le numéro 197 de CQFD.


1 Stéphane Haber, Emmanuel Renault, « Une analyse marxiste des corps ? », Actuel Marx , n° 41 (2007).

2 Coécrit avec Dominique Pons.

3 « Les inégalités d’espérance de vie entre les catégories sociales se maintiennent », site de l’Observatoire des inégalités (24/04/2020), chiffres Insee 2009-2013.

4 « L’obésité, maladie de “pauvres” », Le Monde (13/06/2017).

5 « L’anorexie, une maladie sociale », Le Monde diplomatique (septembre 2020).

6 Catherine Fussinger, Séverine Rey, Marilène Vuille, « S’approprier son corps et sa santé. Entretien avec Rina Nissim », Nouvelles questions féministes, vol. 25 (2006).

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