À quand l’égalité ?

Politiser le handicap

Le combat pour les droits des personnes handicapées a pris un vrai tournant ces dernières années, avec lʼémergence de collectifs militants apportant de nouvelles dimensions à la lutte. Zoom sur trois dʼentre eux.

C’était une loi pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». En 2005, l’État s’engageait, entre autres, à rendre accessibles à toutes et tous les transports collectifs dans un délai de dix ans. Espoir déçu : en 2014, le gouvernement actait par ordonnance le report des échéances de mise aux normes. Les grandes entreprises de transport se voyaient ainsi octroyer une « rallonge » allant jusqu’à neuf nouvelles années...

En 2021, le constat est sans appel : certes, il y a eu une amélioration sur l’accessibilité aux bâtiments publics et aux commerces, mais en matière de transports, on n’est pas loin de la catastrophe. Pour les personnes handies, se déplacer en autonomie en milieu urbain demeure une épreuve physique et psychologique, accéder au métro reste une utopie (une ligne équipée sur quatorze à Paris) et prendre le train solo est toujours une gageure. Le rapport de 2019 de la SNCF sur le sujet s’enorgueillit de moult succès, mais lorsque l’on se plonge dans le détail le résultat donne envie de hurler : seules 30 % des 968 gares concernées par la loi sont désormais accessibles aux personnes à mobilité réduite.

Pour le militantisme handi, la trahison de la promesse gouvernementale a eu un effet détonateur. Ces dernières années, elles et ils sont de plus en plus nombreux à porter, en paroles et en actes, un rageur désir d’égalité et d’autonomie. Entre revendications théoriques et désobéissance civile, de nouvelles voix (souvent jeunes et très souvent féminines) sont venues positionner les personnes handies sur le front des combats sociaux et politiques.

Bloquer l’aéroport

Créée en 2001, Handi-Social était initialement une association d’« entraide et de défense des droits des personnes en situation de handicap ou de maladies invalidantes », aidant nombre d’handicapé·es à faire valoir leur droit à une allocation. Lassée des multiples atermoiements des politiques, l’asso a radicalisé ses objectifs et annoncé en 2018 qu’elle cessait « la défense des droits individuels pour se recentrer sur le militantisme et l’action de défense collective », sans exclure de recourir à « l’action coup de poing ».

Le 24 octobre 2018, Handi-Social organisait le blocage du départ d’un TGV en gare de Toulouse pour protester contre l’inaction de la SNCF. Rebelote deux mois plus tard : des militant·es en fauteuil roulant s’invitaient sur le tarmac de l’aéroport Toulouse-Blagnac. Ces actions fortes auront deux conséquences : une heureuse (la SNCF a accéléré son processus de mise en conformité de la gare), l’autre judiciaire…

Ce 23 mars 2021, seize militant·es étaient convoqué·es au tribunal suite aux plaintes de la SNCF, Air France, Airbus et Aéroport de Toulouse, dont les avocats réclament des dédommagements équivalents à plusieurs années d’allocations adultes handicapés. Comme le rapporte France 3 Occitanie sur son site internet1, les prévenu·es ont profité de l’audience pour faire le procès d’une « justice incapable de s’adapter aux nécessités d’accueil des handicapés ». D’abord, l’ascenseur, « pas aux normes, ne permet pas aux utilisateurs de s’en servir seuls ». Quelqu’un avait besoin d’un interprète pour s’exprimer : il n’y en avait pas. Aucune assistance prévue non plus pour aller aux toilettes : « J’ai de la pisse plein les chaussures », disait, en pleurs, une des personnes concernées2. Le procureur a requis des peines de prison avec sursis (entre trois et huit mois). Délibéré le 4 mai.

Une lutte intersectionnelle

En 2016, le Clhee (Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation) annonce sa naissance dans un manifeste puissant : « Notre combat est politique dans la mesure où nous savons qu’il est indissociable de celui qui vise à transformer en profondeur la société pour restaurer la justice sociale et l’égalité. » Et les militant·es d’ajouter que leur lutte est « nécessairement féministe, antiraciste, anticapitaliste, anti-impérialiste, anticolonialiste et internationaliste ». Aussi, c’est plutôt sur le terrain des mots et des idées que le Clhee croise le fer en déconstruisant les discours institutionnels et médiatiques, amenant dans le débat une réflexion poussée sur le validisme.

Elena Chamorro, l’une des fondatrices du Clhee et rédactrice d’un blog Mediapart sur le sujet, rappelle la définition qu’en donne Fiona Campbell, une chercheuse australienne en études critiques du handicap : « Un réseau de croyances, de processus et de pratiques qui produit un type particulier de soi et de corps (norme physique) et le projette comme parfait, spécifique à l’espèce, et donc essentiel et complètement humain. Le handicap est alors un état inférieur de l’être humain.3 » Au même titre que le racisme ou le sexisme, le validisme impose ainsi « une infériorisation construite à partir d’un idéal ou d’une norme ».

En découle toute une logique du traitement des personnes handies que le Clhee entend remettre en cause. Au premier chef de ses revendications, la lutte pour la désinstitutionnalisation : le placement en institut, systématiquement privilégié par les pouvoirs publics faute d’alternative, constitue pour le Clhee « une ségrégation sociale et spatiale inacceptable [qui], par son fonctionnement en vase clos et la faiblesse des contrôles extérieurs, favorise également les situations d’abus, d’exploitation salariale, d’atteintes à la vie privée et de maltraitance. » La lutte du collectif pour la défense de la vie autonome passe donc en partie par la dénonciation du rôle des associations gestionnaires4, qui « ont amplement démontré les limites de leurs actions, si ce n’est leur inefficience » et sont, selon le Clhee, coupables de ne pas « dénoncer l’incurie des politiques publiques en matière de handicap » et d’avoir choisi « de réguler et de maintenir l’ordre social existant ».

Antivalidisme et féminisme

Suivant la piste tracée par le Clhee, un autre collectif voit le jour en 2018, dans l’effervescence des manifestations en soutien aux femmes victimes de violences sexuelles et sexistes. Constatant l’absence de femmes handicapées, les huit fondatrices des Dévalideuses s’entendent alors pour porter « la parole des femmes handicapées : forte, fière, nécessaire, politique ». Dans leur texte fondateur, elles revendiquent leur opposition à une « société inadaptée à nos particularités, [oscillant] entre méconnaissance, rejet, paternalisme et charité, et [refusant] en réalité, sans l’admettre, de nous considérer comme égales, adultes, capables d’autodétermination ».

La lutte des Dévalideuses s’affiche, entre autres, sur les réseaux sociaux avec la publication en 2020 d’une série de 31 « bonnes résolutions5 » accompagnées de textes incisifs et éclairants pour battre en brèche autant d’idées reçues héritées de la pensée validiste. De « Je demande l’accord d’une personne handicapée avant de l’aider » à « Je respecte l’espace personnel des personnes handicapées » en passant par « Je renouvelle mon stock d’insultes », les plumes des Dévalideuses interrogent et bousculent les comportements vis-à-vis du handicap.

Celles et ceux qui ne sont pas handicapés pourront ainsi méditer sur la bonne résolution n° 20, « Je ne change pas de “regard” sur le handicap  » : «  Parmi les expressions les plus éculées au sujet du handicap, le sempiternel “changer de regard” mérite la palme d’or. Sous des apparences bienveillantes et ouvertes à la différence, son usage répété est devenu à force un running gag dont on se passerait bien.[…] Vous pouvez bien nous regarder sous tous les angles que vous voudrez, avec une loupe ou un objectif grand angle, notre handicap sera toujours le même, et nos difficultés seront toujours dues avant tout à la non-adéquation de nos environnements de vie.[…] Dire qu’il faut “changer de regard sur le handicap”, cela sous-entend qu’il n’y a pas de problème structurel, et que la majorité des problèmes viennent de l’absence de sensibilisation du public aux questions du handicap. De fait, on individualise le problème du validisme, et on le dépolitise.[…] Du coup, forcément, on perd un peu patience. Regardez-nous comme vous voulez, de dos, de face ou de travers, mais nous ce qu’on voudrait vraiment, ce sont des actions concrètes  ! »

Frédéric Peylet

2 Citée sur Twitter par la journaliste Lola Cros.

3 Blog d’Elena Chamorro, post du 12 octobre 2020, « Le validisme. Entretien pour l’Iresmo. »

4 Spécialisées par type de handicap, elles gèrent de nombreux services et établissements subventionnés par l’État.

5 Publiées sur Twitter, on peut toutes les retrouver sur le blog des Dévalideuses, lesdevalideuses.org.

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