Cap sur l’utopie

Debout les damnés de la mer !

En guise de livre-cadeau super bandant/mouillant à chaparder dans les triviales Fnac et cie, je suggère Les Hors-la-loi de l’Atlantique (éd. Seuil, 2017). Une synthèse hyper jouissive des écrits naufrageurs du professeur dissident de l’université de Pittsburg Markus Rediker sur les divers types de desperados des mers ayant couru la grande bordée entre le XVIIe et le début du XIXe siècle : marins mutinés, proscrits politiques, esclaves marrons, passagers clandestins et bien sûr pirates. Car, pour notre historien, une bonne part des féroces flibustiers (littéralement, en vieux hollandais, « les libres butineurs ») constituait bel et bien une sorte d’avant-garde révolutionnaire débraillée filant les foies à l’ordre mercantile.

Les gibiers de potence battant pavillon noir1 s’assumaient en effet comme des « barricades vivantes contre les riches et les puissants » en s’attaquant prioritairement aux navires marchands. Ils en pillent plus de 2 400 entre 1716 et 1724, ce qui entraîne une véritable « crise du commerce nation à nation » et fait trembler les empires coloniaux.

Après chaque abordage, ils ne tordent le cou que des maîtres de vaisseau et de leurs plus cruels officiers désignés par leurs victimes, convient les matelots et les esclaves qu’ils libèrent à se rallier à eux, laissent filer les zigues qui le désirent.

Sur mer comme sur terre, absolument toutes les décisions sont prises en commun par des conseils d’équipage. Les capitaines et les quartiers-maîtres sont élus pour leurs strictes compétences technico-guerrières et peuvent être révoqués à tout moment par la base. L’égalité totale règne sans tensions raciales (un quart des Frères de la côte sont des Blacks). Le butin est réparti équitablement. Le blackstrap (mélange de rhum, de mélasse, de vin, de bière) coule à flots. En cas de conflit, les juges, c’est tout le monde autour de bols de punch.

Les bases arrière de la flibuste près de Madagascar ou dans les Bahamas ont quelque chose des contre-sociétés ludico-hédonistes auxquelles rêveront les situationnistes et les yippies de San Francisco préconisant la guérilla dans le plaisir. Pas de défavorisés : à chacun son hacienda sans haie autour ; à chacun l’abondance. Pas de pouvoir hiérarchisé : les assemblées canailles faisant très mai 68 orchestrent tout bordéliquement. Et ça marche. Pas de frontières : le territoire des brigands des mers, c’est l’immensité océanique. Pas d’échanges codifiés : les notions mêmes d’argent, de négoce, de travail obligatoire et même d’économie en soi passent par-dessus bord. Pas d’astreintes familiales (les uniques parents, ce sont les frères d’armes et de bombance), religieuses (« La culture des pirates, précise Rediker, est profane et blasphématoire ») ni morales (c’est la fiesta non-stop avec des essaims de bacchantes se sentant, semble-t-il, bien mieux là qu’ailleurs).

« Les pirates, chantonne Julius Van Daal dans sa préface à Pirates de tous les pays du même Markus Rediker (éd. Libertalia, 2012), allaient à la mort conscients et fiers d’avoir connu la vraie richesse, ce qui n’est ni d’or ni de titres mais d’art de jouir ensemble et sans mesure.  »


1 À propos du drapeau pirate, le Jolly Roger, ignoriez-vous que dans la sous-culture urbaine du XVIIIe siècle, un « roger » était un phallus, et que le verbe « to roger » signifiait copuler ?

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