Violences gratuites et assermentées
De la dissuasion à la terreur
Collectif indépendant créé en 2019 par les sections locales de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du Syndicat des avocats de France (SAF) pour documenter les pratiques de maintien de l’ordre en manifestation, l’Observatoire parisien des libertés publiques (OPLP) est présent sur le terrain depuis le début du mouvement. Il dresse sans surprise un bilan alarmant. On en parle avec l’une de ses observatrices.
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Depuis des semaines, la répression contre des mobilisations pourtant peu offensives semble toujours plus violente. Qu’en est-il ?
« Avant le 16 mars, la stratégie des forces de l’ordre (FDO), c’était déjà : tolérance zéro et dissuasion. Le dispositif de maintien de l’ordre était toujours extrêmement conséquent, mais restait en général à distance des cortèges, intervenant principalement lors de dégradations, pour scinder le cortège en deux et séparer la “tête” de “l’intersyndicale”, ou en fin de manifestation. Les agents de la Brav-M étaient déjà présents en mode offensif, tout comme la BAC, pour interpeller à tout moment et canaliser le cortège en matant tout parcours hors cadre, puis disperser violemment la manifestation à son point d’arrivée. L’idée générale était d’avoir la mainmise sur le déroulement de la manifestation et de faire planer un risque permanent lors du cortège. »
Les choses ont-elles changé depuis le passage en force du gouvernement ?
« La mobilisation s’est renouvelée, en rupture avec le modèle de l’intersyndicale. Les manifestations non déclarées et les changements d’itinéraires au gré des événements empêchent les FDO d’avoir une stratégie totalement fixée en amont. De plus, la fréquence quasi quotidienne des mobilisations amène à recourir de plus en plus à des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre, dont la BAC et la Brav-M, énormément utilisées.
Les conséquences sont graves : désorganisation renforçant les violences, usage à de multiples reprises de techniques contradictoires… et l’on a surtout vu la Brav-M en roue libre1 ! À plusieurs reprises, ils se sont servis de leurs motos pour casser les cortèges, poursuivre les manifestant·es et les brutaliser2. Contrairement aux manifestations plus classiques, on a vu énormément de FDO intervenir en petits groupes qui souvent ne font qu’intimider, en chargeant et gazant, puis se retirent sans qu’on ne comprenne trop le but de l’intervention. Tout est fait non plus pour dissuader, mais pour faire peur, briser les manifestant·es. »
Le 21 mars, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a affirmé que toute participation à une manifestation non déclarée est un délit et mérite une interpellation…
« Cette affirmation est totalement inexacte d’un point de vue juridique ! Mais il utilise cette “erreur de droit” pour fonder une politique répressive dissuasive par l’usage extensif des contraventions et multiplier les interpellations arbitraires. Et même illicites puisqu’une garde à vue (GAV) ne peut être prononcée pour un acte punissable d’une simple contravention. Pour résumer, aucune interpellation ne peut être effectuée au motif que la manifestation n’est pas déclarée et, dans le cas où la manifestation serait interdite (ce qui n’est pas la même chose), les participant·es risquent une contravention, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas être interpellé·es pour ce motif. »
« Ce qui fonde le placement en garde à vue laisse une trop grande place à l’arbitraire policier »
Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, a déclaré que les arrestations préventives n’existent pas, alors même que l’écrasante majorité des interpellations et les GAV ne débouchent sur aucune poursuite…
« Nous avons constaté à de multiples reprises des interpellations massives et sans discernement de beaucoup de personnes, souvent très jeunes, dont l’absence de poursuite pénale établit bien en effet le caractère arbitraire. Le problème, c’est que ce qui fonde le placement en GAV laisse une trop grande place à l’arbitraire policier. Le “groupement en vue de commettre3” est par exemple une infraction totalement laissée à l’appréciation des FDO puisqu’elle est préventive, ne suppose aucun résultat et repose juste sur de l’intentionnalité présumée. C’est la même chose pour les “attroupements4”, d’autant que les ordres de dispersion ne sont pas faits systématiquement ou ne sont pas forcément audibles par l’ensemble des manifestants·es. Le résultat, ce sont des interpellations occasionnant de très nombreuses atteintes aux libertés publiques et au droit des personnes : violences physiques et morales lors des GAV, fichage, prises des empreintes et de l’ADN, fouille des téléphones, etc. » Ces derniers semaines, on a aussi assisté au retour des nasses…
« La pratique de la nasse a fait l’objet d’un long travail de l’Observatoire, puisque nous considérons qu’elle est une atteinte grave au droit de manifester5. Cette technique, qui se définit comme l’encerclement hermétique d’une manifestation, a d’abord été pratiquée en dehors de tout cadre légal, avant d’être intégrée au premier Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO). En 2021, le Conseil d’État en annule plusieurs dispositions, dont la nasse, considérant que son cadre de recours est trop imprécis alors même qu’il est très attentatoire aux libertés. La même année, une deuxième version du SNMO est publiée, assortissant la nasse de (faibles) garanties tout en la légalisant largement. Considérant que, dans tous les cas, cette pratique est contraire à la liberté qu’appelle le droit de manifester, un recours a été déposé par la LDH devant le même Conseil d’État pour demander l’interdiction de cette pratique lors des manifestations de rue. Nous n’avons toujours pas obtenu de décision pour l’heure. »
« Au fil de la mobilisation, les intimidations, menaces, insultes ont été crescendo »
Quel bilan tirez-vous de ces derniers jours ?
« Alarmant. Au fil de la mobilisation, les intimidations, menaces, insultes ont été crescendo, jusqu’à atteindre des sommets paroxystiques. En témoigne la présence quasi systématique de deux commissaires bien connus pour leurs violences : le “commissaire P.”, que nous avons pu identifier6, et Paul-Antoine Tomi7. À cela s’ajoutent les difficultés d’identification des FDO : le référentiel des identités et de l’organisation (RIO)8 reste majoritairement non porté, ou non visible, et le port de la cagoule dissimulant le visage est une pratique courante. Tout cela montre que la stratégie de maintien de l’ordre semble aller toujours plus loin dans sa dominante répressive, pour passer d’une politique de dissuasion à une politique de terreur. En oubliant commodément que celui ou celle qui manifeste ne cherche pas le conflit, mais à imposer dans le débat public une revendication politique. »
1 Lire « La prochaine fois, tu montes en ambulance » : l’enregistrement qui prouve la violence et le racisme des Brav », Mediapart (24/03/2023).
2 Le 21 mars, un agent de la Brav-M poursuit un manifestant, lui percute le dos pour le faire tomber et lui roule sur la jambe. La victime dit avoir été insultée et avoir entendu des policiers crier : « Défoncez-le ! » (source : Twitter).
3 Cet instrument juridique ouvrant la possibilité d’arrestations discrétionnaires a été créé en 2009 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Il constitue l’article 222-14-2 du Code pénal.
4 Article 431-4 du Code pénal.
5 « Contrôler, réprimer, intimider – Nasses et autres dispositifs d’encerclement policier lors des manifestations parisiennes – Printemps 2019 - Automne 2020 », rapport de la LDH, octobre 2020.
6 « Journalistes matraqués : une nouvelle vidéo confirme la responsabilité du commissaire P. », Le Monde (07/04/2021).
7 « Manif à Paris : le commissaire Tomi et les “connards” », Arrêt sur images (17/05/2021).
8 Numéro d’identification individuel que les agents en mission doivent en principe porter visiblement sur leur uniforme.
Cet article a été publié dans
CQFD n°219 (avril 2023)
Depuis le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la France est en ébullition : blocages, grèves, manifs monstres et poubelles en feu ! Impossible de ne pas consacrer une très large part de notre numéro d’avril à cette révolte printanière. De Marseille à Dieppe, de Saint-Martin-de-Crau à Sainte-Soline, de la jeunesse en mouvement à la répression en roue libre, des travailleuses du sexe en lutte à l’histoire du sabotage... Reportages, analyses, entretiens. De quoi alimenter, on l’espère, la suite des mobilisations !
On vous emmène tout de même un peu hors de nos frontières (ou presque) : En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, où la France poursuit sa démolition du processus de décolonisation, en Turquie où la solidarité populaire a pallié aux manques de l’État après les séismes début février et en Tunisie dans un musée particulier.
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Paru dans CQFD n°219 (avril 2023)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Pole Ka
Mis en ligne le 06.04.2023
Dans CQFD n°219 (avril 2023)
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