L’hérésie du maïs

Cuisine : Respecte l’aliment, collègue !

Autour d’une recette, de la meilleure des façons de préparer un plat, la polémique fait souvent rage, y compris au sein d’une même famille. Alors, imaginez quand le débat est porté en place publique, à Marseille, une des capitales mondiales de l’excès verbal ! Pendant des années – à cheval entre le deuxième et le troisième millénaire –, un concours de la meilleure soupe au pistou s’est célébré chaque mois de septembre dans le cadre de la Fête du Plateau, à La Plaine. Ouverte à toutes et à tous, cette coupe du monde de quartier était un prétexte à dégustation et joutes oratoires, tout en maintenant un niveau élevé d’exigence gastronomique.

Par Nieves.

La soupe au pistou1, sans doute d’origine gênoise, est un plat-phare de la culture provençale. Et de même que chaque vallée avait son propre parler, chaque famille possède sa vérité sur le comment et le pourquoi de cette soupe estivale à savourer entre chien et loup. D’aucuns lui donnent l’aspect d’un plantureux potage, d’autres préfèrent la finesse d’un bouillon où les légumes restent fermes et le pesto se sert à part, au goût de chaque convive. C’est dire s’il y a matière à bavardage.

Les candidats au grand concours présentaient leur gamelle – et si elle était en terre cuite ou en fonte, ils attiraient la bienveillance des jurés qui, par contre, voyaient d’un œil sévère le conditionnement en Tupperware… – et le nom de chaque maître-d’œuvre était soigneusement dissimulé pour éviter tout favoritisme. Le jury était composé d’expertes en la matière, souvent cooptées dans le vivier des vainqueurs des précédentes éditions. Ce qui garantissait une certaine intransigeance, alliée à la culture du secret familial, ainsi qu’une mise sous (grosse) pression des candidats – on en a vu plus d’un fondre en larmes sous la dureté des critiques. Il fallait une sacrée dose d’ego pour s’exposer ainsi à la vindicte – ou aux vivats – de la foule !

Secret de polichinelle : chez nous, on met sur le feu tous les légumes ensemble dans une marmite à moitié pleine d’eau – haricots (verts, plats, blancs et marbrés), patates, courgettes et tomates –, pendant qu’à côté on prépare la pommade dans un mortier : pas mal d’ail, de l’huile d’olive, un plant de basilic, puis du parmesan râpé. On retire les légumes au fur et à mesure qu’ils s’attendrissent, tomates, courgettes et pommes de terre venant s’ajouter à la pommade dans un grand plat, où ils sont écrasés au pilon : voilà la pommade prête, puissante, odorante. Les quatre types de haricots continuent à cuire dans leur eau tout le temps qu’il leur faut pour s’attendrir eux aussi, puis on éteint le feu et on leur ajoute la pommade. On laisse ensuite reposer pour que la pommade s’épanouisse dans l’eau des haricots. Ce n’est qu’au moment de servir qu’on ajoutera une poignée de spaghettis coupés en quatre, cuits à part pour qu’ils soient al dente2. Voilà la version uniciste et onctueuse de la soupe au pistou, là où d’autres préfèrent servir le pistou séparément sur la table, à côté d’une soupière où les légumes, coupés en dés, restent entiers dans un jus plus liquide, plus léger. C’est avec cette dernière version que, cette année-là, Marie-la-Morue, membre toulousaine du chourmo et future patronne du regretté restaurant du Midi, sis au 36 de la rue Consolat, rafla tous les suffrages – en vérité, la soupe au pistou de Marie tue sa mère : la meilleure après celle de… la mienne, bien évidemment, adepte, elle, de la version plantureuse.

Cette même année, alors que s’étaient présentés une dizaine de candidats à ce qui s’avérera être l’avant-dernière édition de ce mémorable concours, Carolina, cuisinière free-style elle aussi en provenance de Toulouse, provoqua une sanglante polémique. La principale intéressée prétend que le mets qu’elle présenta était un délice, et qu’elle aurait pu aller beaucoup plus loin dans la compétition si le jury – « des puristes indécrottables » – n’avait ouvert de grands yeux horrifiés en découvrant des grains de maïs flottant dans le divin potage. « J’y ai mis la graine de ma culture chilienne, la base de notre alimentation, en hommage à ma maman… » Hommage qui ne fut pas du goût du jury. L’anathème fut lancé contre cette hérésie. « On ne peut pas faire n’importe quoi avec la tradition ! », tonne encore aujourd’hui l’un des jurés offusqués. « D’autant que le principe de la soupe au pistou, comme de toutes les recettes populaires, c’est de faire avec les ingrédients locaux et de saison. Et, que je sache, en Provence, on n’a jamais vu pousser de maïs, ni en été, ni en hiver ! La preuve, c’est que faute de maïs frais, c’est avec du maïs en boîte que la collègue nous avait infligé sa mixture !  » Dissension radicale autour de la délicate relation entre tradition et innovation. « Après la World music, qui nous fait traverser en touristes des univers sonores exotiques, voilà la World food, où on se pique d’utiliser des ingrédients venus de l’autre bout du monde pour fasciner des consommateurs en mal de sensations. » Pour Carolina, il ne s’agissait pas de vendre de l’exotisme, mais de provoquer la surprise, et la bonne humeur. Raté. Comme lors de cette autre mésaventure culinaire vécue dans un petit village mexicain : un Marseillais, remarquant que les autochtones avaient tous du basilic planté devant le pas de leur porte, se proposa un jour de cuisiner une soupe au pistou. Mais son plat fut finalement jeté aux cochons : personne ne voulait y goûter, car le basilic est utilisé là-bas pour soigner les victimes du mauvais œil, et sert également à décorer les tombes… L’étranger avait voulu faire avaler à ses hôtes l’équivalent d’une soupe de chrysanthèmes !

La question est là. Jusqu’où peut-on aller trop loin dans la customisation culinaire sans mettre à mal le legs de générations et de générations de mamans, de ce savoir-faire transmis familialement, de ces saveurs qui forgent le goût et la cosmovision d’un territoire ? À partir de quelle audace doit-on cesser d’appeler soupe au pistou cette soupe au basilic ? Et cela va bien au-delà du protectionnisme chauvin et commercial d’une appellation contrôlée – Champagne contre Cava catalan, par exemple. On touche là au plus profond, au plus intime de l’être : car au final, nous sommes ce que nous mangeons.


1 Note à l’usage des Français handicapés de la bouche : l’accent tonique se met sur le i, par sur le ou.

2 Il manque à la recette « le secret de famille » propre à chacune et à ne pas révéler ici. (Note de la claviste qui revendique une meilleure soupe au pistou que celle de Nicolas Arraitz.)

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1 commentaire
  • 17 septembre 2014, 14:08

    Tout un débat, savoir où placer la tradition : garder ce qui fait la culture, sans oublier pour autant qu’une culture évolue et que mettre la tradition dans le formol façon folklore, ça la déconnecte du monde actuel... et ça en dépossède de fait un bon bout du peuple, son seul vrai dépositaire. Ca marche autant pour la soupe que pour la farandole d’ailleurs !

    Par contre c’est quoi ces sous-entendus en carton sur le "protectionnisme chauvin" des bulles ? La comparaison me semble mal a propos : il n’y a pas grand rapport entre le vin du vignoble le plus septentrional d’Europe, dans une région de craie et de langue d’oil, et celles produites 1500km plus bas chez les catalans... a part les bulles.

Paru dans CQFD n°124 (juillet-aout-septembre 2014)
Dans la rubrique Supplément

Par Nicolas Arraitz
Illustré par Nieves

Mis en ligne le 17.09.2014