Le Cri du Possum #3
« Comme si la nuit du Mississippi s’était refermée sur nous »
C’est un dimanche de 1947. Big Bill Broonzy, Sonny Boy Williamson et Memphis Slim sont à New York. Pas vraiment dans les habitudes de ces trois légendes du blues du Delta, tant la Grande Pomme paraît promesse de pépins hostiles à ces résidents de Chicago. Mais leur admirateur Alan Lomax a su les convaincre du voyage. Programmés au Town Hall le samedi soir, ils ont fait un tabac, à leur grand étonnement. Et ce dimanche, donc, jour des seigneurs, le même Lomax les traîne dans un studio d’enregistrement du label Deca, pour un enregistrement à la bonne franquette, un petit graveur de disques Presto posé à leurs pieds. Après quelques verres, les trois bluesmen se lancent. La suite est ainsi contée par Alan Lomax :
« Memphis commença par “You got to cry a little, die a little...1”, et quand les derniers accords en or de la chanson se furent évanouis, je dis : “Écoutez, tous les trois, vous avez vécu avec le blues tout votre vie, mais ici personne ne comprend ce que ça veut dire. Dites-moi ce que c’est que le blues.” Après ça, je ne pipai plus un mot pendant deux heures. Mes amis de Chicago se mirent à discuter ensemble, et la conversation se fit de plus en plus animée au fil de l’après-midi. […] C’était comme si la nuit du Mississippi s’était refermée sur nous tandis qu’ils évoquaient leurs souvenirs, créant une espèce de pièce en un acte sur l’étrange vie du Delta et ses chagrins ».
Ces mots sont extraits de l’introduction de Blues in the Mississippi Night, paru en janvier 2021 aux belles éditions du Bout de la ville2. Un livre fascinant, offrant notamment la retranscription complète de cet enregistrement où trois légendes du country-blues discutent entre deux morceaux de leur passé d’oppression et de la condition noire dans le Sud des États-Unis. Sans doute le premier document de ce type (on est en 1947, les Droits civiques sont encore loin). Et un témoignage brut mêlant terrible violence des faits et bonhommie des principaux intéressés, qui se charrient et se relancent gaillardement.
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Si les trois hommes se retrouvent dans cette pièce, c’est grâce à l’acharnement d’Alan Lomax. Un type tout ce qu’il y a de plus fascinant, qui a passé sa vie à courir les coins les plus paumés des États-Unis pour y enregistrer les rejetons musicaux des diverses cultures populaires s’y enchevêtrant, des Appalaches aux Rocheuses. Et l’un des rares blancs de l’époque à arpenter le Sud des États-Unis en traitant les personnes noires comme des semblables, leur donnant du « Monsieur » et allant jusqu’à boire (blasphème !) dans la même bouteille qu’eux.
Tout cela, il l’a raconté dans un livre essentiel, Le Pays où naquit le blues3, où se croisent tant de grandes figures en devenir du blues que c’en est indécent, de Leadbelly à Muddy Waters. Ce dernier fut ainsi enregistré en 1941, alors qu’il travaillait dans une plantation des environs de Clarksdall, dans le Mississippi, et pensait que ces hommes blancs (Lomax était avec un assistant) qui le recherchaient avaient découvert qu’il distillait du tord-boyau clandestinement. Coup de bol : ce n’était pas sa bibine mais son art guitaristique et vocal, proverbial dans les environs, qui l’intéressaient. Dont acte : il exécuta quelques morceaux, emballés de poussière et de spleen. Magique, sa prestation fut suivie d’une épiphanie, Muddy Waters ayant plus tard confié avoir ressenti une forme d’illumination quand Lomax lui fit écouter ce qu’il venait de jouer4 : « C’est la première fois que je pouvais vraiment m’entendre. […] J’avais juste l’habitude de chanter pour exprimer mes sentiments, de cette manière qui nous est propre dans le Mississippi. Mais quand Mr. Lomax m’a fait passer l’enregistrement, je me suis dit, mec, ce petit gars sait chanter. »
Et Muddy de prendre confiance, puis le train du Nord vers Chicago un peu plus tard. D’y faire carrière en s’électrifiant joyeusement. De révolutionner le blues, le rock, l’univers tout entier, la musique que t’écoutes sous la douche. Mais je m’emballe.
Ce jour de 1947, l’intérêt de ce qu’enregistre Lomax n’est pas seulement musical. Certes il a sous la main l’un des meilleurs pianistes boogie du moment (Memphis Slim), un joueur d’harmonica déjanté et virtuose (Sonny Boy Williamson) et un type avec un peu plus de bouteille que ses deux copains trentenaires, qui, armé de sa guitare et de sa voix, s’était déjà taillé une belle réputation de tueur de scène à l’énergie infatigable (Big Bill Broonzy). Mais ce qu’il veut, le grand collecteur de sons en voie de disparition, c’est les faire parler du Big Bang de la musique occidentale moderne : la naissance du blues. D’où vient-il ? Pourquoi est-il né ? Comment a-t-il volé jusqu’à ce studio de New York ?
Les trois larrons s’essaient à résoudre l’énigme, cahin-caha. Et ce sur quoi s’attardent ces hommes qui ont grandi dans le Delta du Mississippi, ce ne sont pas des considérations techniques ou musicales, les douze mesures, les trois accords, le call and response des travailleurs agricoles, mais sur les conditions de vie tout bonnement inhumaines des populations noirs travaillant alors sur ces territoires au début du XXe siècle. Si l’esclavage avait été aboli en 1865 suite à la guerre de Sécession, les lois Jim Crow5 s’allient à toutes les formes d’autorité locale pour faire de la vie des travailleurs du coin un enfer – qu’ils bossent sur les chantiers de construction des digues pour libérer des terres alluviales fertiles, comme bûcherons ou dans la construction des routes6. Au menu : payes misérables, patrons violents, flics assassins, KKK cagoulé en goguette et brutalités quotidiennes. Pour la plupart des sudistes BCBG, ils ne sont rien – moins que des bêtes.
Sur la table – enfin, l’enregistrement – revient plusieurs fois ce proverbe de l’époque : « Si tu tues une mule, t’en rachètes une autre ; si tu tues un Nègre t’en embauches un autre. » Le calcul est vite faite : il n’y a rien à débourser après la mort d’un homme noir. Qui d’ailleurs peut très bien se voir livrer non seulement au lynchage des hommes blancs mais aussi aux dents des chiens, surtout s’il a eu la malchance de se faire arrêter pour vagabondage et de travailler de force dans des chains gangs :
Big Bill Broonzy : Y a le chien qu’est là pour te choper, ou te traquer où que tu ailles.
Memphis Slim : C’est ça. Les chiens te traquent, il traquent.
Big Bill Broonzy : Oui, si t’essayes de te sauver.
Memphis Slim : Tout le blues est sorti de trucs comme ça...
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Paradoxe. Si le blues s’est épanoui sur un fumier humain, les premiers morceaux qui ont passé la barre du temps semblent plutôt consacrés à des histoires d’amour, de coucheries, de méchant whiskey ou de bagarres entre congénères de misère – à l’image de l’épopée du grand méchant mac black « Stagolee »7 que chantent les trois hommes pendant l’enregistrement de 1947 :
Sittin’ on my mother’s knee
She often told me the story
About that bad man Stagolee
She says « Son, he was a bad man,
He’s the baddest man I know8 »
Alors quoi ? Inoffensif, le blues de l’époque ? Simple diversion de l’horreur, échappatoire au fouet et aux humiliations ? Nan. Ou pas seulement. Mais, contexte oblige, ses traits de révolte sont souvent cachés dans des tournures, des codes, des messages dissimulés aux oreilles blanches, toujours susceptibles de punir la moindre forme d’incartade, même bénigne. Ce qui a inspiré cette remarque au seul et unique John Lee Hooker : « Que tu t’adresses au président, aux nations, ou simplement au mauvais sort, arrange-toi pour les appeler Baby’, personne ne pourra t’en vouloir. »
Dans la remarquable post-face à Blues in the Mississippi Night, Manu Baudez9 ne dit pas autre chose : « Pas pour rien si les paroles de la plupart des blues ruraux originels, qui sont parvenus jusqu’à nous paraissent parfois anodines. On pourrait être surpris de se sentir à ce point transpercé par des morceaux qui semblent au premier abord ne rien dire, tourner en rond, n’être que la réplique de mille autre pareils… C’est que les trésors des blues sont cachés – parce qu’ils chantaient un esclavage qui, en fait, n’était toujours pas aboli ».
Manu cite également un morceau de 1935, de Kokomo Arnold, « I’ll be up for you », aux paroles flirtant avec l’annonce de la vengeance : « But that’s all right mama I’ll be up someday / and just like you did me baby i’m going to do you the same old way.10 »
Mama a bon dos, ici, et avec un peu d’imagination elle pourrait très bien se faire propriétaire de plantation ou flic à la détente leste...
Dans les champs et sur les chantiers, cette petite musique de revanche pouvait également flotter dans l’air, par détournement malicieux :
Memphis Slim : Ouais, le blues c’est comme une revanche. Tu sais que tu veux dire quelque chose, et tu veux dire, genre… C’est le blues, quoi, tu vois ? Nous autres, tous autant qu’on est, on a passé des sales moments dans la vie et tout, et y avait des choses qu’on pouvait pas dire, ni faire… alors on les chante... »
⁂
Et puisqu’on ne peut pas citer tout le texte et que je suis sûr que vous y filerez de vous-même, passons à la fin de l’histoire.
Quand les trois hommes cessent de chanter et discuter, Lomax est émerveillé : « Pour moi cette session était un triomphe. Enfin, des prolétaires noirs avaient parlé franchement, avec beaucoup de pénétration et une immense amertume, de l’iniquité du système de ségrégation et d’exploitation raciale du Sud. »
Problème : on est en 1947. Et ce genre de choses ne se dit pas frontalement en public, même chez des stars du blues (statut tout relatif d’ailleurs, en matière de reconnaissance et de fortune matérielle). Conséquence de quoi, raconte Lomax, « Quand je leur fis écouter les disques, ils furent terrifiés. Ils me supplièrent de ne jamais dire à personne qu’ils avaient participé à cet enregistrement. » Lomax promit et tint parole jusqu’à leur mort, ne révélant pas leurs noms.
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Au final, Blues in the Mississippi Night ne donnera pas la solution précise à cette grande quête du blues. Aucune baguette de sourcier dans ce bourbier. Mais des résonances qui ont galopé à travers les décennies, de chemin de traverse en chemin de misère et d’oppression, ainsi que le rapporte Sebastian Danchin dans son avant-propos : « Les souvenirs et impressions rapportés par ces trois figures majeures du blues ne sont pas les fantômes d’une ère révolue ; ils sont au contraire, à la lumière de l’actualité, la preuve que la route est encore longue. »
Aujourd’hui valorisé et trop souvent stocké au musée, le blues a longtemps été moqué par les dominants, surtout quand les musiciens ne baissaient pas la tête. Il a cédé sa place à d’autres expressions musicales chez les peuples noirs d’Amérique soumis à un racisme systémique, notamment via le rap, qui a engendré et engendre encore – dans ses déclinations actuelles – le même rejet. C’est ce qu’expliquait dans un article de CQFD intitulé « Du blues au rap, mépris en boucle » le même Manu Baudez. On pourrait dire que la boucle est bouclée. Mais au fond elle est loin de l’être, tant l’histoire se répète – et ce n’est pas le visionnage du terrible et fabuleux documentaire du réalisateur haïtien Raoul Peck Exterminez toutes ces brutes11 qui vous dira le contraire, tant ce passage en revue de l’histoire américaine (voire occidentale) par le prisme de la domination blanche laisse en arrière-fond un goût d’horreur pure… et de blues.
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Précédentes chroniques « Le Cri du Possum » :
#1 : Faire chanter la révolution : Joe Hill et les IWW
#2 : Jésus, c’est le sang (et le vin)
1 « Il faut pleurer un peu, mourir un peu. » Soit les premières paroles du morceau "Life is like that", à écouter ci-dessous.
2 Traduction Étienne Lesourd.
3 Publié en 2012 aux Fondeurs de Briques, traduction Jacques Vassal.
4 Voir notamment Muddy Waters, Mister Rollin’ Stone. Du delta du Mississippi aux clubs de Chicago de Robert Gordon, Rivages rouge, 2014, traduit par l’auteur de ces lignes.
5 Éventail de lois ayant instauré la ségrégation sous toutes ses formes en réaction à la fin de l’esclavage.
6 Le Delta du Mississippi est alors un vaste chantier pour faire du coton une industrie de masse.
7 Un « Bad fellow called old Staggolee », mais aussi Stackalee, ou Stagerlee, qui fut chanté aussi bien par Mississippi John Hurt que Woody Guthrie, Ma Rainey ou Nick Cave (magistrale interprétation).
8 « Quand j’étais petit garçon / Sur les genoux de ma mère / Elle me racontait souvent / L’histoire du méchant Staggole / Elle disait “Fiston ce sale type / C’est le plus méchant que je connaisse”. »
9 Qui anime une série de podcasts chaudement recommandée, « Black Mirror ».
10 « Mais c’est pas grave mama la roue va tourner / Et tout ce que tu m’as fait je vais te le refaire tout pareil. »
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Paru dans Le cri du possum
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Mis en ligne le 18.02.2022
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