Médias d’en bas
Chroniques de l’Inde rurale
Devant le regard vigilant de leur gardien, un troupeau de dromadaires nous tourne le dos. Le bout de leurs pattes est à peine immergé dans une eau qu’on imagine de plus en plus rare sous un soleil aride. Ainsi s’ouvre la Une du média en ligne People’s Archive of Rural India [Archives populaires de l’Inde rurale] (PARI), ce 3 mars 20241, date de la journée mondiale de la vie sauvage. Cette photographie illustre un article sur les dromadaires Kharai, une espèce qui a besoin de la mangrove pour survivre et qui, comme cette flore, est en danger du fait de l’assèchement brutal de leur biotope. Dans le désert du Kutch, au Gujarat, dans l’ouest de l’Inde, les températures atteignent régulièrement les 45 °C. Dans le documentaire « Les chameaux de la mer »2, nous dit l’article, on découvre les deux communautés qui protègent ces animaux : les Fakirani Jat et les Bhopa Rabari.
Mettre ainsi en avant une communauté rurale peu connue, y compris en Inde, est propre à la ligne éditoriale du média PARI. Lancé le 20 décembre 2014 par le journaliste et expert de la ruralité indienne Palagummi Sainath, il est – sans mauvais jeu de mots – un pari journalistique et démocratique hors norme, financé par l’association non lucrative CounterMediaTrust, des dons et des subventions d’organismes philanthropiques internationaux. Ces soutiens ne permettent pas de rémunérer tous les contributeurs, souvent bénévoles, mais permettent d’accompagner et former de jeunes journalistes souvent issus de communautés marginalisées. PARI porte deux missions principales : relayer l’actualité du pays et de ses zones rurales, et archiver leurs histoires3. Sur leur site, on retrouve ainsi aussi bien des chansons de femmes et leurs décryptages que des reportages couvrant la colère paysanne depuis le point de vue des premiers concernés, comme celles se déroulant actuellement au Penjab. Très présent sur Instagram, PARI fait émerger en photos, reportages, textes, vidéos et podcasts, les voix, langues et visages de celles et ceux qui ont été invisibilisés par la « modernité tardive » et qui incarnent l’aspiration à d’autres modèles économiques et sociaux.
L’Inde, rappelle le média, compte une population dite « rurale » de plus 833 millions de personnes parlant plus de « 700 langues, certaines vieilles de plusieurs millénaires ». Pourtant, d’après le recensement linguistique du pays, seulement 4 % de ces langues sont enseignées. Pour tenter d’inverser la tendance, PARI publie des articles en 13 des langues officielles indiennes.
Le changement climatique provoque la disparition des noms locaux de certains oiseaux domestiques, dont l’image s’efface aussi peu à peu de la mémoire collective
À l’occasion de la journée internationale dédiée « aux langues maternelles », PARI a abordé la disparition de certains termes vernaculaires, comme le signe des évolutions de la société indienne. Ainsi, le changement climatique provoque la disparition des noms locaux de certains oiseaux domestiques, dont l’image s’efface aussi peu à peu de la mémoire collective. De manière plus positive, on observe la suppression dans le langage courant de certaines insultes réservées aux bassescastes*, une forme de violence « que personne ne regrette », nous rappelle l’auteur de l’article.
Le média propose aussi une riche section audiovisuelle qui permet de répertorier, y compris par playlists, des langues (« basha ») donnant à écouter différentes sonorités ainsi que leurs champs lexicaux du quotidien.
Le paysage audiovisuel indien a connu un énorme essor économique : en 25 ans, l’Inde a vu surgir « 900 chaînes TV, plus de 550 stations radio, 100 000 publications4 ». L’usage d’internet est lui aussi massif, avec la moitié de la population qui a accès aux réseaux sociaux. Mais cette frénésie est loin d’être synonyme de liberté. L’avènement d’un pouvoir autoritaire depuis 2014 a fortement bridé le monde médiatique [voir encadré] : autocensure, censure, attaques physiques et verbales à l’encontre des journalistes « dissidents », et surtout la complaisance d’un grand nombre de médias et de leurs investisseurs à la propagande du régime.
Si la presse hindiphone et anglophone domine, ancrée dans les métropoles indiennes, des réseaux alternatifs existent. Outre quelques médias indépendants (on pense à Scroll.in, The Wire ou Caravan) plutôt destinés à un lectorat éduqué, ces dernières années ont vu l’émergence de voix puissantes émanant des friches périurbaines et des marges rurales, ces zones délaissées de l’Inde postcoloniale. Citons en exemple Khabar Lahariya, média papier créé en 2002, en ligne depuis 2013, documentant la ruralité par un prisme féministe. Ou encore Gaon Connection, une plateforme d’information en ligne villageoise (gaon signifiant « village » en hindi).
PARI s’inscrit dans cette démarche en faisant la part belle à un journalisme d’archives constituées in situ, autant que d’articles de terrain. Les auteurs, souvent issus des communautés dont font l’objet les reportages, portent une attention particulière au consentement à l’image, aux citations des intéressés, sans prise de position moralisante ou points de vue émanant uniquement des « acteurs du changement », ONG, politiques ou autres acteurs venus des mondes urbains. Un journalisme plurilingue, par et pour les marges rurales. Difficile d’évaluer l’impact de ces médias dans une Inde dominée par les hurlements des puissantes chaînes télévisées et la cacophonie dangereuse des réseaux de désinformation. Mais, dans une atmosphère quasi irrespirable, leur simple existence et leur capacité à mettre différentes communautés en lumière et en réseau donnent un peu de souffle.
Entre 2022 et 2023, l’Inde a dégringolé de 11 places au classement de la liberté de la presse de Reporters sans Frontières, se plaçant désormais 161e sur 180 pays ! Selon l’ONG, c’est désormais 3 à 4 journalistes qui sont tué·es chaque année – avec déjà dix victimes pour 2024 – faisant du pays l’un des plus dangereux pour la profession. La plus connue est la journaliste critique des extrémistes hindous Gauri Lankesh, assassinée par balles en 2017. Neuf journalistes sont à ce jour enfermé·es de manière arbitraire, dont six d’origine cachemirie, une situation qui témoignage de l’impossibilité croissante à exercer ce métier au Jammu-et-Cachemire, territoire sous occupation militaire en proie à une lutte indépendantiste.
L’Inde a de quoi faire rêver Bolloré : le milliardaire Mukesh Ambani, ami du Premier ministre, y possède plus de 70 médias suivis par au moins 800 millions d’Indien·nes. Son concurrent – lui aussi milliardaire – Gautam Adani a racheté fin 2022 la chaîne NDTV, lui faisant perdre sa liberté de ton. Place désormais aux médias godi (un jeu de mot désignant les « toutous » de Modi), qui mêlent le populisme à la propagande pro-BJP, et dont les vedettes vociférantes n’ont rien à envier à Fox News ou TPMP.
Le régime considère les journalistes comme un « corps intermédiaire » polluant la relation directe qu’il entend tisser avec ses partisan·es. Il utilise donc directement les médias pour y délivrer ses messages : Modi dépense plus de 20,4 millions d’euros chaque année en annonces dans la seule presse écrite et en ligne.
1 « These are Kharai camels, they need the sea », 21/11/2022. Voir leur site : ruralindiaonline.org.
2 « Camels of the sea : the Kharai in Gujarat », un documentaire disponible sur leur chaîne Youtube.
3 Lire par exemple « Meena women : custodians of the white walls » [Les femmes Meena, gardiennes des murs blancs], 14/08/2015, sur l’histoire de cette tribu du Rajasthan.
4 « India’s changing media landscape », Goethe Institut, septembre 2020.
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
Par ,
Illustré par Garte
Mis en ligne le 12.04.2024
Dans CQFD n°229 (avril 2024)
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