Partout dans le monde – y compris en Israël – d’immenses manifestations multiconfessionnelles tentent de mettre la pression sur des gouvernements souvent lâches, parfois complices ; des journalistes palestinien·nes continuent d’informer de la situation au péril de leur vie, relayé·es par certains médias soucieux de faire leur travail [3] ; les appels au boycott se sont multipliés. La bataille se mène aussi sur le plan juridique. Le 9 novembre, une plainte collective pour crime de génocide a été déposée contre Israël auprès du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, aux Pays-Bas [voir encadré]. L’initiative, portée par plus de 500 avocat·es, a un objectif clair : que la CPI délivre des mandats d’arrêt visant le Premier ministre Benyamin Netanyahou, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, et le chef d’état-major, le général Herzi Halevi [4].
Mais, alors qu’Israël rejette « avec dégoût » toutes les accusations – de « diffamation sanglante absurde » selon le porte-parole du gouvernement – et ne reconnaît ni la légitimité ni la compétence de la CPI, la justice internationale a-t-elle vraiment la possibilité d’agir ? Avocat au barreau de Lyon à l’initiative de cette plainte collective et spécialiste du droit international, Me Gilles Devers nous en dit plus sur la procédure en cours.
Comment en êtes-vous venu à déposer cette plainte auprès de la CPI ?
« Cela fait plus de 15 ans que je travaille avec les Palestiniens [5] sur des procédures en droit international, je n’arrive donc pas sur cette affaire par hasard. Dès le début de l’opération militaire de l’armée israélienne, on a réagi, comme on le fait d’habitude, en collaboration avec les administrations de l’ONU. Alors que je me suis très souvent opposé à des analyses parlant de génocide du peuple palestinien (par rapport au blocus illégal de la bande de Gaza imposé par Israël, par exemple), cette fois-ci, en regardant les faits et la jurisprudence, je suis arrivé à la conclusion qu’il fallait déposer une plainte pour génocide [voir encadré]. Très vite, un très grand nombre d’avocats – d’abord 330, puis 650 – et d’associations de différents pays nous ont rejoints, de l’Iran à la Guinée, en passant par la Palestine, l’Algérie, le Maroc, la Turquie, la Tunisie, la Libye, le Koweït, Bahreïn, la Mauritanie, le Niger, le Soudan… »
Quel est l’objectif de cette procédure ?
« Le statut de la Cour prévoit, quand on a des raisons de penser qu’un crime de génocide est plausible, qu’il vient d’avoir lieu ou est en cours, qu’on peut demander un mandat d’arrêt pour réagir rapidement, et faire avancer l’enquête contre l’auteur principal présumé. C’est un texte qui a déjà été utilisé quinze ou seize fois par la CPI pour des affaires très diverses. On demande à la Cour d’appliquer ici les mêmes standards. Si ce mandat d’arrêt est prononcé, il y aura des charges pénales importantes en termes de droit international. Le critère n’est évidemment pas, ici, la culpabilité, qui intervient lors du jugement. Il s’agit de voir si le procureur estime lui aussi que le crime de génocide est plausible. C’est un acte d’enquête.
Il faut noter que c’est la première fois, à la CPI, qu’il y a une enquête en même temps qu’une opération militaire. C’est également la première fois que les Palestiniens agissent devant les deux grandes juridictions internationales – CIJ et CPI – et la première fois qu’Israël prend un avocat pour se défendre en justice. »
Votre plainte auprès de la CPI vise des hommes d’État. Que va-t-il se passer si elle aboutit ?
« Si ça débouche sur un mandat d’arrêt, les intéressés risquent dans un premier temps de rester planqués en Israël pour que le mandat d’arrêt ne soit pas exécuté. Mais ce n’est jamais qu’un début pour pouvoir entendre la personne avant de la juger, ce qui représente un travail considérable qui va prendre des années. Sur une affaire comme celle-là, il y a 2,2 millions de victimes et des destructions inimaginables. Dans tous les cas, ça leur posera des problèmes considérables car ils vont se retrouver de plus en plus isolés sur la scène internationale. »
Bien qu’il soit signataire du texte fondateur de la CPI, l’État d’Israël ne l’a pas ratifié lors de son entrée en vigueur. Qu’est-ce que ça change dans cette procédure ?
« Ça ne change rien. La CPI peut enquêter, recevoir les Palestiniens comme victimes et juger les principaux responsables. Par contre, si des victimes israéliennes veulent intégrer le procès – et je dis tout de suite qu’elles sont les bienvenues car la base de notre métier c’est le contradictoire –, elles doivent accepter les règles de la Cour, y compris sa décision du 5 février 2021 disant que la Palestine est un État souverain sur la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est [6]. C’est d’ailleurs la seule cour internationale qui a jugé que la Palestine est un État souverain.
L’État d’Israël a, en quelque sorte, domestiqué le droit international. Il l’a réécrit dans son propre intérêt en légitimant la colonisation, par exemple, que le droit international condamne. Alors que les “terroristes palestiniens” acceptent la juridiction de la CPI et demandent à se soumettre au droit international sans aucune réserve, la “démocratie” refuse son application et rejette toute coopération avec la Cour. On voit là, clairement, les limites de ce système dans lequel les États-Unis et les pays occidentaux se sont engouffrés. »
Quelle est la temporalité d’une telle procédure ?
« Les délais sont très variables dans la publication de mandats d’arrêt, on ne peut donc pas vraiment savoir. On travaille méthodiquement dans la constitution de dossiers, la récolte de témoignages et de preuves, pour montrer au procureur qu’on est présents et sérieux. Un travail conséquent est en cours aussi pour passer outre l’émotion, et faire la lumière sur les crimes commis les 7, 8 et 9 octobre en Israël. On entend tous les jours des récits sur les bébés décapités ou cette femme enceinte qui aurait été carbonisée, pour être ensuite éventrée. Or, l’ONU nous dit que c’est entièrement faux. Quand il y a un crime, le rôle des avocats est d’amener le débat sur le terrain des faits, quels que soient les auteurs et les circonstances, en Israël ou en Palestine. »
Le droit international semble souvent sous-estimé dans les discours politiques et médiatiques…
« Le droit international, même s’il fait l’objet de beaucoup de discrédit, est efficace et l’enquête se poursuivra. Les avancées juridiques sont cruciales pour avancer face aux blocages politiques. Je pense notamment à la décision du Conseil de sécurité de l’ONU, prononcée seulement il y a quelques jours, pour exiger un cessez-le-feu immédiat. Il faut se méfier de tous ces discours dépressifs sur le droit international, comme quoi il ne sert à rien ou n’est jamais respecté. C’est ceux qui redoutent la CPI qui disent qu’elle est inutile ou qu’elle n’a pas les moyens d’agir. En France, on a vu le ministre des Affaires étrangères dire qu’associer Israël au génocide était une “faute morale”, quelques jours après que la CIJ a évoqué un génocide plausible. Ou Raphaël Glucksmann, se proclamant de la “gauche moderne”, lancer que “quand même, parler de génocide, ce n’est pas possible”. C’est consternant. Et en quoi le droit international est-il dans leurs compétences ? »
Certains parlent de la possibilité d’agir contre les « complices », associés ou alliés d’Israël, notamment par rapport à la livraison d’armes. Au-delà de l’écho politique de l’annonce, est-ce une suite plausible ?
« Ce sont des affaires délicates. On n’est pas en mesure, actuellement, de travailler sur ces dossiers à la CPI. La question des complices est posée au bon niveau par le Nicaragua, qui attaque l’Allemagne devant la CIJ [7]. Ces actions en justice servent souvent à donner de la visibilité médiatique à une injustice. Mais je crois que pour défendre le peuple palestinien, on doit s’abstenir de ce type de procédures, qui peuvent être spectaculaires, mais qui ne mènent à rien. Je refuse absolument d’engager des procédures qu’on n’a pas eu le temps de creuser, juste pour l’impact médiatique. Pour le moment, on se concentre sur le sujet principal. Pour ce qui est des complicités, on aura tout le temps nécessaire ensuite. »
Que pensez-vous de la procédure de l’Afrique du Sud auprès de la CIJ ?
« C’est une satisfaction profonde de voir que la procédure d’urgence aboutit, d’autant plus de la part de l’Afrique du Sud, qui réagit en tant que pays des droits de l’homme. La procédure de fond va prendre du temps, mais donner un débat juridique international très riche [voir encadré]. Il ne faut pas s’attendre à du spectaculaire. On a affaire à des États et les auteurs souverains ne se manient pas comme de simples citoyens. Ensuite, c’est la responsabilité des États membres de faire en sorte que les arrêts de la CPI soient appliqués. Le droit international est là pour empêcher qu’advienne un monde qui dépend uniquement de l’argent et des armes. Sur la scène internationale, on peut voir ces derniers temps un isolement d’Israël : quel avenir pour un État qui n’a plus de contacts internationaux, qui se recroqueville sur lui et se construit sur la commission d’un crime ? »
[/Propos recueillis par Jonas Schnyder/]
[( [|La Cour pénale internationale|]
Créée en 2002 par le Statut de Rome (traité international), il s’agit d’un tribunal indépendant qui juge des personnes selon le droit international pénal, et dont la compétence porte sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le crime de génocide et le crime d’agression. Quand elle est saisie, le procureur est en charge de mener l’enquête et de rassembler les éléments nécessaires à l’émission de mandats d’arrêt, en vue d’un futur procès – qui ne peut se mener en l’absence de l’accusé. Bien que signataire du traité de création de la CPI en 1998, Israël – tout comme les États-Unis ou encore la Russie – ne l’a pas ratifié lors de son entrée en vigueur en 2002. Au contraire de la Palestine qui y a adhéré en 2015.)]
[([|La Cour internationale de justice|]
En décembre 2023, l’Afrique du Sud a engagé une procédure judiciaire d’urgence contre l’État d’Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), le principal organe judiciaire de l’ONU, en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide [8]. Après plusieurs audiences publiques, la CIJ a rendu une première décision en janvier 2024, prescrivant à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission d’un génocide [9] », en attendant de pouvoir se prononcer sur le fond. Face à l’aggravation de la situation à Gaza – « en particulier de la famine généralisée » – l’Afrique du Sud a fait une nouvelle demande urgente auprès de la CIJ en mars, notamment pour lever l’embargo sur Gaza, décréter un embargo sur les armes et ordonner la fin du conflit. Même si les ordonnances de la CIJ sont contraignantes et sans appel, elles sont sans réels moyens d’application car c’est aux États concernés de les mettre en œuvre [10].)]
[( [|Débattre du génocide ?|]
Cela fait plusieurs mois que politiques, médias et associations s’écharpent sur l’usage, ou non, du terme « génocide ». Pour Me Gilles Devers, il n’y a pas lieu d’avoir de débats d’opinions ou de points de vue sur cette question, mais de se référer au cadre légal : l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime, adoptée par l’ONU en 1946. Le génocide, défini comme acte commis dans « l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel [11] », est avéré si l’une des cinq actions ciblées par la Convention est commise à l’encontre de membres du groupe : meurtre ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances ; transferts forcés d’enfants du groupe à un autre groupe. « On parle de destruction de maisons, de déplacements forcés de population, d’attaques contre les civils, de coupure de l’eau et de l’électricité, de la famine et du discours annihilant de certains dirigeants. On retrouve tout cela dans les autres affaires jugées par la Cour, les criminels ne sont pas très originaux. Il y a bien génocide à Gaza », affirme Me Gilles Devers. )]