Méfiance, répression et opacité

Dans la tête d’un flic

En février dernier, le Défenseur des droits a publié un rapport passé inaperçu qui dresse le « portrait » actuel des forces de l’ordre en France. Entre l’idée que la force peut primer sur le droit et la méfiance envers la popu­lation, ses conclusions sont bien inquié­tantes.
Illustration Aurélien Godin

Passée relativement inaperçue, la synthèse publiée par le Défenseur des droits en février dernier sur les forces de l’ordre en France a pourtant de quoi nous inquiéter. Intitulée « Déontologie et relations police-population : Les attitudes des gendarmes et des policiers1 », elle est issue d’une enquête sociologique menée par le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Le questionnaire soumis aux corps en uniforme cherche à faire le point sur la manière dont les forces de l’ordre françaises (police et gendarmerie) se perçoivent elles-mêmes, et dans leurs rapports aux institutions de l’État et à la population civile2. Alors qu’elles s’estiment imparfaitement formées – particulièrement sur le droit des mineurs, des réfugiés et des étrangers, et les techniques de désescalade – les forces de l’ordre voient dans la répression leur mission première, tout en se méfiant de la population : « Seuls 23,8 % des policiers et 34,3 % des gendarmes sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle “on peut globalement faire confiance aux citoyens pour se comporter comme il faut” ». Pire : plus de la moitié des répondants pense qu’il y a souvent une contradiction entre la recherche d’efficacité et le respect du règlement, et que la « mission » est prioritaire. On fait le point avec Fabrice Barnathan, chroniqueur au Média et auteur d’une vidéo sur le sujet3. Entretien.

Ce rapport avance que la population a plutôt confiance dans la police, mais que ce n’est pas vraiment réciproque.

« C’est quand même très étonnant. Dans les enquêtes d’opinion classique type CEVIPOF4, on a autour de 70 % de la population qui déclare avoir confiance dans la gendarmerie et la police. Et quand on pose la question aux policiers, c’est le rapport inverse. Une des réponses – à moitié ironique mais sociologiquement renseignée – pour expliquer ce haut degré de confiance, c’est que la plupart des personnes qui ont répondu au sondage n’ont littéralement pas affaire à la police. Alors que de leur côté, les policiers – en particulier avec la suppression de la police de proximité et de l’îlotage – n’ont de rapports avec la population sur la voie publique que quand il y a un problème. De là peut découler l’idée que toute personne qui sort de chez soi est potentiellement fauteuse de troubles, une forme de méfiance ou de suspicion générale. »

D’où le réflexe de repli sur soi et l’idée de « citadelle assiégée » ?

« C’est un phénomène assez connu dans les recherches sur les forces de l’ordre5. Les discours publics des syndicats policiers traduisent souvent la surestimation de la détestation dont ils feraient l’objet dans la société – alors que les études montrent le contraire.

« Les discours publics des syndicats policiers traduisent souvent la surestimation de la détestation dont ils feraient l’objet dans la société »

La notion de citadelle assiégée incarne ce sentiment d’être en guerre contre la population, en particulier pour les agents qui sont dans le maintien de l’ordre ou les brigades de type BAC, qui interviennent dans des milieux qui leur sont hostiles après des décennies de rapports problématiques à l’État et à la police. D’ailleurs, c’est ces filières-là qui sont souvent très demandées en sortie d’école de police parce qu’elles correspondraient à “l’essence” du métier : arrêter les voyous, faire de la répression de la délinquance, du maintien de l’ordre, mettre des coups de matraque… et non pas aider les gens en difficulté ou protéger les victimes. L’étude montre qu’ils ont une conception principalement répressive de leur travail. Et à la question de dépasser le strict respect de la loi et de la déontologie pour mener à bien cette mission, beaucoup – en particulier dans la police – répondent “oui”. »

Face à ce rapport ambigu à la justice, tu parles du syndrome de l’inspecteur Harry.

« Beaucoup d’études sur les écoles de police mettent en avant le poids de l’imaginaire des séries télé et des films à la Dirty Harry6. Des agents tournés vers la force, qui outrepassent la hiérarchie, emmerdés par l’administratif, et qui ne peuvent pas réussir leur mission sans mettre de côté la loi et la déontologie. Alors qu’être policier, c’est en réalité beaucoup attendre, circuler et remplir de la paperasse. Il y a un double mouvement : l’institution policière capte des personnalités qui sont un peu plus spontanément autoritaires que la moyenne [L’étude parle aussi d’une “minorité d’agents fermés et autoritaires, enclins à considérer que l’écoute est une perte de temps, que les gens qui enfreignent la loi ne méritent pas d’être traités avec respect, et très rétifs à recueillir les attentes des habitants et élus”, ndlr], et l’école vient confirmer ces traits de caractère comme relevant d’une culture professionnelle qui est bonne à avoir et valorisée. »

D’ailleurs, les différences de scores sont importantes entre les policiers et les gendarmes.

« C’est l’énigme qui s’impose quand on lit le compte-rendu de l’étude. On a quasi systématiquement une bonne dizaine de points de différences dans leurs réponses. La politiste Anne Wuilleumier7explique qu’il faut notamment prendre en compte le contexte de travail : les gendarmes sont principalement en milieu rural, alors que la police opère dans les villes et dans des quartiers “sensibles”. Et le fait que, contrairement à la police, la gendarmerie s’est ouverte dans les années 1980 à des modes d’évaluation extérieure, et avait intégré à ses réflexions sur sa déontologie des travaux universitaires, notamment sociologiques. »

Un autre aspect inquiétant de cette recherche, c’est l’idée que les forces de l’ordre n’auraient pas de comptes à rendre…

« D’un côté, même s’ils donnent un peu de légitimité à l’IGPN ou l’IGGN, qui sont leurs pairs, ils ne veulent pas – ou peu – avoir de comptes à rendre aux citoyens, aux élus ou à des organes externes de déontologie. De l’autre, leur rhétorique régulière pour se justifier est au contraire très légitimiste ou légaliste : “On est la police républicaine”, “on est les instruments de la loi”, etc. Contrairement aux autres syndicats, les syndicats policiers ont des revendications qui vont bien au-delà des méthodes et conditions de travail, des salaires, et qui sont des demandes de changement de la loi. On l’a vu ces dernières années avec les questions de “légitime défense” ou encore les “refus obtempérer”. »

Cela nuance considérablement l’idée d’une police qui serait simplement aux ordres du pouvoir politique ou des classes dominantes ?

« Cette réflexion est souvent uniquement basée sur la répression des mouvements sociaux et les violences policières dans le maintien de l’ordre, directement piloté par les préfectures.

« Cette autonomie permet un niveau de violence que les politiques ne peuvent pas admettre en tant que tel »

Pourtant, plutôt que le bras armé de la classe dominante, c’est un corps de métier possédant une autonomie interne avec laquelle le pouvoir politique doit composer et jouer. Cette autonomie permet un niveau de violence que les politiques ne peuvent pas admettre en tant que tel, et dont ils nient ensuite être à l’origine. C’est la théorie du “chèque en gris” dont parle Jean-Paul Brodeur ou Didier Fassin : les objectifs et moyens d’action fournis à la police seraient assez imprécis pour que l’autorité puisse après-coup nier les avoir approuvés, mais suffisamment lisibles pour que la police puisse affirmer que la marge de manœuvre lui avait été implicitement concédée. Autrement dit, les deux parties se protègent. Compte tenu de tous ces éléments-là, comment peut-on imaginer un gouvernement “de gauche” qui réforme la police ? »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 La synthèse est disponible en ligne : defenseurdesdroits.fr. L’étude complète n’est pas disponible.

2 L’étude, menée entre 2022 et 2023, se base sur un questionnaire adressé à plus de 1600 policiers et gendarmes, une enquête qualitative par immersion et des entretiens.

3 Voir la vidéo « Dans la tête d’un flic : les résultats inquiétants d’un sondage », publiée sur la chaîne youtube du Média (02/03/2024).

4 Pour Centre de recherches politiques de Sciences Po, qui publie un baromètre annuel.

5 Lire notamment La Force de l’ordre, de Didier Fassin (Seuil, 2011) et les passionnants travaux de l’économiste Paul Rocher et du sociologue Fabien Jobard.

6 Dans ce film sorti en 1971, l’inspecteur Harry (Clint Eastwood) est confronté à un dilemme : une jeune fille a été enlevée, et il a le choix de torturer le suspect pour tenter de la sauver ou respecter la loi, et « perdre ».

7 Lire l’entretien sur le site La vie des idées :[[ « Que peut-on attendre de la police », 19/03/2021.

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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