Cave canem : retour sur le Décodex
« Le journalisme de qualité n’a jamais été aussi nécessaire. » C’est par ces mots que Jérôme Fenoglio directeur du Monde et Luc Bronner, directeur des rédactions, ouvrent une lettre adressée à leurs lecteurs1. « Notre réponse aux tourbillons du monde, c’est le journalisme, rien que le journalisme, mais tout le journalisme. » Après les galéjades habituelles sur le professionnalisme de leur rédaction, arrive, enfin, l’annonce de la seconde version du Décodex. Une fois les bons points distribués – apparemment, il y en a –, voici venu le moment de l’autocritique. « Des erreurs ont été commises dans l’analyse de certains sites. Surtout, le code couleur que nous avons adopté a pu laisser comprendre que nous avions l’intention de labelliser toutes les sources d’information existantes. »
Mais revenons-en aux faits, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Financé, en partie, par le Fonds Google pour l’innovation numérique de la presse (Finp), le Décodex a été lancé le 1er février dernier (2017) par les Décodeurs – l’équipe de « fact-checkeurs » du Monde. Leur objectif : s’attaquer à la viralité de l’information, de combattre la post-vérité et sa propagation à travers les réseaux sociaux et autres sites en ligne. Bref, devenir les petits timoniers naviguant au milieu de la liquéfaction de l’information. Dans leur première version, pas moins de 600 sites étaient répertoriés selon un code couleur distribuant les degrés de fiabilité. Vert pour les sites « en principe plutôt fiables », orange pour ceux « pouvant être régulièrement imprécis », rouge pour ceux diffusant « de fausses informations ou des articles trompeurs » et bleu pour les pages « satiriques ou parodiques ». Samuel Laurent, le responsable des Décodeurs, et ses directeurs ont beau s’en défendre, on a du mal à ne pas voir, dans la première version de leur « Vérificator » (nom donné à leur moteur de recherche), l’ébauche d’une hiérarchisation de l’information.
Quelques exemples. Étaient considérées comme fiables, toutes les rédactions qui se gavent de subsides publics et qui sont composées de professionnels – et de stagiaires – de l’information. Le fait de considérer comme fiable, début février, l’estrasse ultradroitière Valeurs Actuelles tout en marquant au fer rouge nos confrères de Fakir, illustre parfaitement les réflexes pavloviens du monde journalistique. Dans la catégorie des ratés, nous avons également Doctissimo. Le site des hypocondriaques passa de l’orange au vert, le jour même de son association avec le groupe Le Monde pour lancer le bimestriel Sens & Santé. Alors : conflit d’intérêt ou « effet de sens malheureux »2, comme le soutiennent Les Décodeurs ? Mystère.
Conscient de leurs limites, nos hérauts du journalisme ont mis en ligne – le 16 mars – une nouvelle version qui se concentre dorénavant sur les sites « diffusant régulièrement de fausses informations », ainsi que « sur ceux pour lesquels il nous semble important d’avertir le lecteur sur un point en particulier ». Désormais, Valeurs Actuelles est à lire avec prudence, Fakir est à recouper avec d’autres sources, tout comme Le Monde et les anciens sites verts. Mea culpa.
Mais, cela n’enlève rien au problème initial. Dans le monde du « journalisme de qualité », on vit en vase clos. Formés dans les mêmes écoles, les jeunes journalistes comprennent vite qu’à l’heure de la post-vérité, les outils de vérification des faits sont le parangon de l’objectivité journalistique. Sauf qu’un fait n’a jamais rien dit en lui-même. Le traitement des données est politique. Le journalisme est politique. Et la négation de cette dimension essentielle du métier les amène à traiter des faits sans se soucier du cadre plus général qui leur donne vie et les anime. Les symptômes sont bien connus et donnent une légère tendance à hurler avec les loups. Crise typique qui frappe communément les chiens de garde. Nous ne donnerons ici qu’un seul conseil : faites gaffe au chien s’il n’est pas rouge3
1 Jérôme Fenoglio, Luc Bronner, « À nos lecteurs : “S’adapter à un monde qui bascule” », Le Monde, 10 mars 2017.
2 Anne-Sophie Jacques, « Décodex : la miraculeuse guérison de Doctissimo », site d’Arrêt sur Images.
3 Mise à jour du 22 juin 2018 : Décodex n’a toujours pas étudié le site de CQFD. C’est vexant, presque. Alors que la fiche de Fakir n’a pas été mise à jour depuis... longtemps puisque François Ruffin y est présenté comme candidat aux législatives alors qu’il a été élu depuis plus d’un an. (Note du webmaster.)
Cet article a été publié dans
CQFD n°153 (avril 2017)
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Paru dans CQFD n°153 (avril 2017)
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Mis en ligne le 24.06.2018
Dans CQFD n°153 (avril 2017)
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