Le son comme outil de manipulation des masses

Les trompettes de Babylone

Juliette Volcler, camarade de la nébuleuse CQFD, vient de commettre un nouvel ouvrage : Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore (éd. La Découverte – La Rue musicale). Elle y détaille l’histoire d’Harold Burris-Meyer, anonyme nuisible à qui l’on doit des usages du son dans l’industrie, la guerre...
Par Caroline Sury.

CQFD : On a du mal à cerner ce Burris-Meyer... Était-il uniquement un savant fou, passionné par ses recherches, ou portait-il un discours politique ?

Juliette Volcler : Il était parfaitement conscient de la portée politico-sociale de son travail, et œuvrait pour des institutions dans lesquelles il avait confiance. Il était patriote, convaincu que son pays ne pouvait faire que le bien. Il a été soutenu par un membre de la fondation Rockefeller, qui finançait certains de ses travaux, que les démocraties devaient se dépêcher de maîtriser les technologies de manipulation des masses avant que les dictatures ne s’en emparent... Le fait qu’il considère sa recherche de facto comme légitime et nécessaire lui a permis de faire sauter toutes les limites éthiques. Il était en quête, non pas du pouvoir absolu, mais du contrôle absolu. Il rêvait d’un paradis acoustique, belle métaphore d’un ordre social toujours capitaliste, débarrassé de toute conflictualité.

Comment se fait-il qu’il soit si méconnu ?

Il a été soutenu par nombre d’institutions, mais il n’a pas été pris au sérieux par tout le monde, son apport scientifique ayant été régulièrement remis en question. Mais s’il a travaillé aussi longtemps sur le son, c’est qu’il était porté par les rêves de manipulation des structures qui le finançaient. Cela dit, il dispose d’une vraie reconnaissance dans le domaine précis de l’acoustique au théâtre.

L’homme n’était pas forcément exceptionnel : il existe des centaines de milliers de Burris-Meyer. Mais c’était un employé du système capitaliste qui a servi fidèlement, un rouage satisfait de son rôle, il était au bon endroit au bon moment. C’est ce qui est intéressant chez lui : ses inventions sont douteuses, ses résultats spécieux, mais il a participé à construire le discours scientifique d’une époque, a fait le lien entre le comportementalisme, l’industrie culturelle et l’armée. Il a transmis une façon de concevoir le son qui est toujours en vigueur aujourd’hui : un outil de contrôle des foules. On est en plein dedans, au cinéma, dans la défense avec le développement des armes acoustiques, avec le marketing sonore...

Le marketing sonore ?

Oui, par exemple l’introduction de logos sonores dans l’espace public. Ou encore la musique d’ambiance. Burris-Meyer a été un des premiers aux États-Unis à tenir un discours scientifique sur l’efficacité de la musique d’ambiance. Il considérait le son comme un outil disciplinaire, la musique d’ambiance comme un moyen pour augmenter la productivité. Selon les études brandies par les sociétés fournissant de la musique d’ambiance, toujours questionnables, elle peut inciter à acheter d’avantage, à travailler en rythme. Le pouvoir de la musique est surtout d’énoncer un discours. Elle peut notamment désigner des indésirables : dans un magasin, une musique forte, avec un rythme de boîte de nuit fait comprendre que les plus de 40 ans ne sont pas les bienvenus. A contrario, un parc public belge a décidé de diffuser de la musique classique pour signifier aux jeunes d’aller ailleurs.

Que lui doit-on dans le domaine militaire ?

Il a, par exemple, permis l’amélioration de la diffusion du son par voie aérienne, sans quoi les tactiques militaires de harcèlement sonore lors de la guerre du Vietnam n’auraient pas pu être instituées. Si beaucoup de ses recherches ont échoué, il y a eu un cadre conceptuel mis en place à cette époque, lequel aboutit aujourd’hui aux LRAD (des alarmes directionnelles de très forte intensité) ou à l’usage assumé du son comme moyen de torture dans les prisons de la CIA. Je vois une généalogie entre les idées et les techniques développées à l’époque, et les usages qui existent aujourd’hui. Le substrat comportementaliste sur lequel Burris-Meyer a bâti toute sa recherche, c’est-à-dire l’objectif de « prédire et contrôler le comportement », n’a jamais été remis en question.

Le son comme outil de manipulation a-t-il un « bel » avenir devant lui ?

L’espace sonore fait figure de nouvel eldorado pour un certain nombre d’acteurs. Dans un futur pas si lointain, une déambulation sur les trottoirs pourra être haché par des messages publicitaires ciblés et des éléments de signalétique sonore. En matière de technologie sonore, on va dans le sens de la maîtrise de l’espace de diffusion et dans le filtrage de l’environnement sonore. Les recherches dans ce qu’on pourrait nommer la réalité sonore augmentée sont très actives. On travaille à individualiser l’espace sonore qui était jusqu’ici partagé.

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