Je vous écris de l’Ehpad - épisode 7

« Ça va Denis, tranquille ? »

Septième épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois un récit sensible de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.
Illustration d’Alex Less

J’ai réduit mon temps de travail : je ne bosse plus que dix à douze journées par mois, ce qui me laisse plusieurs jours d’affilée pour mes autres activités. L’effet inattendu, c’est qu’après une semaine hors les murs, je me reprends l’Ehpad en pleine poire. Les couloirs interminables, les odeurs, les petits groupes somnolents, les corps avachis dans les fauteuils, ce cruel manque de vie... Presque comme au premier jour sauf que, ce jour-là, je m’y attendais. Dès que l’on prend trop de recul ou que l’énergie n’y est plus, c’est toute la tristesse de ce lieu qui vous saisit à la gorge.

Chez nos résident·es aussi les humeurs sont fluctuantes. Suzanne est plutôt bien en ce moment. Elle est moins souvent à errer dans le couloir en soliloquant et, au dernier goûter du dimanche, elle s’est même levée et a amorcé un twist, avec ce qui lui reste de hanche et de genoux. « Tu m’aurais vue quand j’étais jeune ! Ah si j’avais quatre ou cinq ans de moins », clame-t-elle. Elle en a 97. Pour Asun, en revanche, rien ne va. Toujours la même histoire : elle rêve de se barrer de cette casa de mierda 1 pour retourner en Espagne, chez elle. Mais là, sa hargne semble complètement retombée. Quand je lui apprends qu’il n’y a plus de pâtes de fruits, elle se contente de hausser les épaules et ne revient pas à la charge une demi-heure plus tard pour que j’aille lui en chercher en cuisine. D’habitude c’est comme cela qu’elle m’a, à l’usure. À la fin de mon service, alors que le vestiaire m’appelle furieusement, Asun se confie. Cette fois, elle conclut sa litanie en lâchant : « La seule chose qui me fait plaisir, c’est de penser à Franco ! » et elle me raconte à nouveau et en détail ce jour mémorable où le Caudillo a traversé son village dans sa grande voiture noire décapotable, drapeaux au vent, sous les acclamations des habitants.

Gérard, lui, prend les choses avec beaucoup de détachement. En apparence tout du moins. Il se repose, vautré sur son lit, le T-shirt tendu par la bedaine, et mange et boit tout ce qui lui passe à portée de main. Il n’est pas rare que sa voisine de réfectoire, de retour des toilettes, trouve son assiette vide. Ou qu’une briquette de jus de fruits disparaisse du chariot, à l’heure du goûter. Mais là, tout de même, il abuse : il a fauché un kit de semis que nous avions posé sur une table dans l’idée d’initier une microactivité jardinage. En voyant la photo de carottes sur l’emballage, il a dû penser qu’il s’agissait d’un plat cuisiné ! Ça me fait sourire, mais je vais tout de même lui demander des comptes. «  Ah non, c’est pas moi ! » se défend-il, alors que sa tablette est pleine de terreau. Par contre, impossible de mettre la main sur le sachet de graines.

Un midi, alors que je me dirige vers l’office, j’entends derrière moi : « Ça va Denis, tranquille  » C’est Christophe, un des agents techniques chargés de réparer, remplacer, déboucher, repeindre… un jovial, toujours prêt à vous poser une devinette ou sortir une blague à la Bali Balo.

— Tranquille, c’est pas exactement le terme, je lui réponds.
C’est la fin de matinée, je suis cuit. Christophe prend un ton grave :
— Il y a pire que nos boulots, et tu sais ce qui est pire ?
Pas le courage d’aller sur ce terrain, je hausse les épaules. Christophe poursuit, parfaitement sérieux pour une fois :
— Ce qui est pire, c’est la femme du Sahel avec son sein tari, son bébé dans les bras !

L’argument massue ! Que répondre à cela ? Rien, je le plante là sans un mot.

Le lendemain soir, alors que j’affronte un évier rempli de vaisselle engluée de purée, tout en guettant du coin de l’œil la pendule afin de ne pas arriver en retard pour le service en salle, avec ce foutu masque qui me cisaille derrière les oreilles et m’étouffe dans la vapeur du lave-vaisselle, je repense au sein tari de Christophe et me mets à rire.

Denis L.

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes : Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »


1 1/ « Maison de merde », en espagnol.

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