C’est pas l’moment

L’AMBIANCE est toujours pourrie à l’usine, ça ne peut pas changer d’un mois sur l’autre. Total annonce des bénéfices immoraux, mais sa filiale engrais est carrément déficitaire (moins 55 millions d’euros pour 2006) et l’année 2007 commence très mal. Total ne veut plus éponger les dettes. Sans doute que la multinationale va garder sa filiale Grande-Paroisse jusqu’à la fin du futur procès d’AZF et après basta ! L’ambiance n’est pas due uniquement à ce déficit - on est habitué -, mais surtout avec les restructurations et le vieillissement du matériel, rien ne va. Tout le monde a du travail par-dessus la tête, tout le monde a la pression… « Après ça ira mieux », nous dit-on, mais personne n’y croit plus. Dans l’atelier d’ammoniac où je bosse (qui est le coeur de l’usine rouennaise), ça ne marche pas bien. Le matériel casse souvent, c’est dangereux et ça nous donne un surcroît de travail et de stress. Les copains l’ont fait savoir à la direction, en envoyant plusieurs pétitions demandant, entre autres, des contreparties financières. Jusqu’à présent, la direction a fait la sourde oreille, ce qui n’a pas arrangé le climat. Même pas une petite réponse, même pas un « Non ! ». Comme si on n’existait pas.

La colère et l’exaspération sont montées d’un cran lorsqu’au niveau du groupe a eu lieu une réunion paritaire sur l’augmentation annuelle des salaires. Comme celle-ci ne va se monter qu’à 1,8 % pour l’année (mieux que pour les fonctionnaires, mais beaucoup moins que pour les autres salariés de Total, 3,5 %, et encore moins que pour les actionnaires, 33 %), les copains ont trouvé qu’on nous prenait pour des moins-que-rien. C’est Total qui décide quand fermer nos boîtes mais nous ne sommes pas traités à égalité. Jean-Mi, Manu, Djamel, quelques autres et moi-même, nous nous retrouvons dans le réfectoire. Il y a longtemps que je n’avais vu autant de colère : « Il faut qu’on marque le coup », « on fait un vrai cahier de revendications », « avec un ultimatum », « on s’est trop laissé avoir », « y en a marre », « profitons que l’atelier va redémarrer »… En trois jours, un cahier de revendications est élaboré par le personnel des cinq équipes travaillant dans l’atelier. Ça discute ferme. Une trentaine de revendications éparses en sortent qui vont de demandes de formation à une prime mensuelle supplémentaire de 200 euros, en passant par la retraite à 55 ans. . Mission est donnée à deux délégués, un CGT et un CFDT, de déposer les revendications. Le jeudi, lorsque le DRH reçoit le texte, il le prend avec dédain, pensant sans doute que les gars n’iront pas à la grève. Le lendemain, les syndicats redemandent l’ouverture de négociations avant conflit. La direction propose de ne retrouver les organisations syndicales que le lundi. L’atelier étant encore à l’arrêt, c’est pas facile de passer outre. Le lundi, la réunion dure de 10h00 à 18h30, en trois phases Outre les délégués CGT et CFDT, ce sont plus d’une quinzaine de collègues de l’atelier qui s’invitent (sur cinquante personnes qui y travaillent). Ça discute très fort, les gars disent vraiment ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent au DRH. Il n’y a qu’à les laisser parler. L’ambiance est très chaude. Au bout du compte, la direction ne propose que d’augmenter une prime déjà existante de 25 euros. On est loin des revendications.

C’est là que le délégué CFDT sort : « Attention, il va y avoir la grève et il ne faut pas qu’il y ait de grève. » Il propose même à la direction d’augmenter la prime de 40 euros plutôt que de 25, et que ce sera suffisant pour éviter le conflit. On le regarde tous, interloqués. De quoi se mêle-t-il ? Tout le monde quitte la salle et une assemblée générale se déroule dans l’atelier en phase de prédémarrage. La grève est votée et lancée. « Ce n’est pas le bon moment », dit le DRH. « C’est ce que vous nous dites à chaque fois. Comme si on ne faisait grève que lorsque ça vous convient. » « Non, répond le DRH, ce n’est pas la bonne période, vu la conjoncture. » Tout le monde rigole. Il part. La grève s’organise et c’est plutôt euphorisant. Le ras-le-bol est tel qu’on ne peut pas faire l’impasse sur une grève. Le mardi, le mouvement est bien parti mais la direction ne se manifeste pas. Par contre elle convoque toute la hiérarchie pour un briefing. Et c’est comme ça que ça se passe maintenant : les ingénieurs ne sont plus que la caisse de résonance de la direction. Ces jeunes ingénieurs ont dû être formés pour ça, pour croire tout ce que dit le patron et transmettre sa parole partout dans l’usine. Une véritable campagne de contre-information contre les grévistes se met en place. Dans toute l’usine (et même dans ce qu’il reste du groupe), il est dit que les grévistes sont des suicidaires qui veulent fermer l’usine. L’épée de Damoclès est si près des têtes que tous les autres services et ateliers de l’usine voient la grève d’un mauvais oeil. La peur de la fermeture est bien présente. En même temps, il y en a qui disent que les grévistes doivent aller au bout s’il le faut, même si la boîte doit fermer. Ceux qui disent ça ont souvent dépassé la cinquantaine et souhaitent qu’un nouveau plan de préretraite tombe, ou ce sont les plus jeunes qui en ont marre et qui voudraient aller voir ailleurs. Spécial comme climat.

La CGT sort un tract expliquant les revendications et, à contre-courant, appelle les autres secteurs de l’usine à déposer leurs revendications et à faire grève. La grève semblant s’installer pour durer, la direction générale convoque toutes les organisations syndicales à la Défense, le jeudi. La DG appelle les syndicats pour qu’ils fassent reprendre le travail. Elle explique que l’état de la société est tel qu’une grève va la conduire à une « situation encore plus précaire ». Comme si une grève, même longue, condamnait une boîte qui, de toute façon, marche mal à cause du manque d’investissement. Les syndicats sont convaincus par le directeur général. En rentrant sur Rouen, ils convoquent les grévistes pour voter si continuer ou pas. La CGC et la CFDT veulent à tout prix que l’atelier démarre et que la grève s’arrête. Le représentant de la CGT a le cul entre deux chaises, car il a trop écouté et trop cru les propos de la direction. Un vote est organisé qui donne un résultat à 50 %. C’est là que le représentant de la CFDT appelle par téléphone ceux qui ne sont pas venus et qui sont plutôt timorés, et impose qu’on prenne en compte leur avis (par téléphone !). Du coup la reprise du travail est « votée ». Et c’est dans l’amertume qu’on reprend le boulot avec juste cette petite augmentation de prime. Ah oui ! Un fait positif : la CFDT n’a plus le droit de cité dans l’atelier, mais on se pose la question de savoir si ça vaut vraiment le coup d’utiliser les syndicats quand ceux-ci (même la CGT) tombent dans le panneau du discours patronal…

PS : quelques jours après, c’est dans une autre usine du groupe (à Mazingarbe, près de Lens) qu’un conflit se déclenche. Là, les ingénieurs lancent directement une pétition contre les grévistes et, au bout de deux jours, la CGT appelle à reprendre le travail, « vu la situation de l’entreprise, ce n’est pas le moment ». La direction remercie alors les organisations syndicales qui ont fait preuve de « responsabilité »…

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Paru dans CQFD n°43 (mars 2006)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 10.04.2006