Bédé : Liban, laban et confiture

Rencontre avec Lena Mehrej, de la revue Samandal, basée à Beyrouth.

« Je suis comme une télé avec doublage, j’ai la tête d’une Allemande et la culture d’une Libanaise. » Ainsi aime à se définir Lena Mehrej, illustratrice venue à Marseille en décembre 2015 présenter son ouvrage, Laban1 et confiture – ou comment ma mère est devenue libanaise. Publiée en France par Alifbata, la BD raconte l’odyssée intime de sa mère, Valli, toubib allemande arrivée à Beyrouth par idéal, à la fin des années 1960. En parlant avec humour et tendresse de « cohabitation pacifique des contradictions », Lena évoque aussi, bien sûr, sa propre situation, sa double culture et son identité plurielle, elle qui est née pendant la guerre. « Quand je suis allée étudier en Allemagne – en partie pour fuir les bombardements israéliens sur le Sud-Liban, en 2006 –, les gens à Brême me prenaient d’abord pour une autochtone, avant de se rendre compte que j’étais une étrangère. Au Liban, c’est le contraire, à première vue je suis étrangère, mais dès que j’ouvre la bouche, les gens savent que je suis une des leurs. »

En 2009, Lena Mehrej a collaboré avec Dahna Abourahme, une réalisatrice palestinienne qui filmait les femmes d’un camp de réfugiés rasé par les bulldozers israéliens. Ces femmes s’étaient fait connaître en brûlant les tentes distribuées par le HCR avant de reconstruire, ensemble, leurs propres maisons, en dur. « Je dessinais et animais ce que la caméra ne pouvait pas montrer, comme la confrontation avec les blindés de Tsahal ou le séjour de plusieurs d’entre elles dans des taules israéliennes, en tant que prisonnières de guerre. » Le documentaire s’appelle The Kingdom of women (2010).

Lena enseigne aujourd’hui le graphisme et le storyboard à l’université de Beyrouth, tout en participant à Samandal, une revue indépendante de bandes dessinées. Ce magazine a récemment eu des démêlés avec la justice libanaise [voir ci-dessous] et n’a dû son salut qu’à une campagne internationale de solidarité et à ses liens avec de nombreux artistes européens – tout spécialement en Belgique, avec le festival on-line Grandpapier et l’éditeur bruxellois L’employé du Moi, coéditeur du numéro censuré. Une des vignettes incriminées fait partie d’une BD de Lena, Recettes de vengeance à la libanaise. « Notre revue se lit dans un sens ou dans l’autre, à l’endroit et à l’envers, puisqu’elle est trilingue : arabe, français, anglais. » De belle facture, Samandal (« La Salamandre ») est devenue une référence en ce qui concerne les nouvelles tendances de la BD dans le monde arabe. On y trouve aussi des comics venus de Belgique, de France, du Brésil… « On explore tout un tas de pistes, on pratique le détournement, le collage, dans un esprit qui peut rappeler par certains aspects le lettrisme ou le surréalisme. Chaque numéro porte un thème central et une équipe de trois ou quatre auteurs se charge de le réaliser. Le n°7, qui a eu maille à partir avec la censure, avait pour titre “Revanche / Revenge”… Le prochain parlera de sexualité féminine, et pour nous protéger, nous le présenterons d’abord à l’étranger. »

Encadré

Communiqué de la revue Samandal après sa condamnation, en avril 2015, à l’équivalent de 18 000 euros d’amende (ou trois ans de prison en cas de non-paiement), pour incitation à la discorde confessionnelle, atteinte à la religion, publication de fausses informations, diffamation et calomnie : « Nous respectons toutes les religions et n’avons aucun intérêt à brocarder l’une d’entre elles. Cependant, nous n’avons aucun respect mais, au contraire, que mépris envers ceux qui utilisent la religion pour exercer leur pouvoir et contrôler étroitement le débat public. Affirmer que Samandal insulte la foi chrétienne est une tentative de présenter le magazine comme étant hostile au christianisme et à la religion en général, alors qu’en réalité quelques individus au pouvoir donnent une lecture erronée de notre travail afin de monopoliser le débat et détourner l’attention de leur propre incompétence législative et de leur tendance à rallumer les conflits confessionnels quand cela les arrange. Il est plutôt ironique et assez regrettable que ce soit une revue de bandes dessinées, produite par des bénévoles, qui soit poursuivie pour des “délits” commis quotidiennement par divers hommes politiques et leurs organes d’information respectifs. Les institutions étatiques ont pris le contrôle de la religion, dont les fidèles ont été dépossédés ; elles ont étouffé toute discussion et réduit le débat à sa forme primaire la plus simpliste : “Vous êtes avec nous ou contre nous.” Nous refusons de participer à ce jeu. »


1 Laban, ou Elben au Maghreb : « lait caillé ».

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