Autochtones, mais irréguliers

En Guyane, où les manies de la bureaucratie coloniale ont toujours cours, tout est fait pour que les indigènes ne se sentent pas chez eux. La politique du chiffre en matière d’expulsions a encore de beaux jours devant elle. La dignité et la malice des autochtones aussi.
Par Bartoyas.

Aténi voyage dans un taxi collectif qui doit le ramener chez lui, sur le fleuve Maroni, frontière naturelle entre la Guyane et le Surinam. Il approche de la ville d’Iracoubo, sachant pertinemment ce qui l’attend juste après le pont, un préfabriqué blanc fatigué et des hommes en uniforme à la rengaine éternelle  : « Gendarmerie nationale, papiers d’identités svp  ! » Vient ensuite le changement de véhicule, le « taxi bleu », nom donné au fourgon de gendarmerie qui lui fera parcourir les 112 km restants jusqu’à la frontière surinamaise – autant d’économisé sur le taxico de départ. Depuis 2007, deux barrages routiers permanents aux extrémités du département permettent à la gendarmerie de contrôler tous les allers-retours sur les deux routes nationales qui longent la côte1. « J’ai l’habitude de tout ce cirque. Je connais quelqu’un qui s’est déjà fait expulser trois fois la même semaine. Leur soi-disant contrôle des frontières, c’est une blague. On est expulsé au Surinam, et en dix minutes de pirogue sur le Maroni on est de retour en France2. Le contrôle fixe sert juste à écarter du littoral les populations du fleuve. Si on veut vraiment éviter le barrage, on passe 500 mètres plus loin, dans la forêt. » Les agents de la PAF de Saint-Laurent-du-Maroni confirment officieusement l’inutilité de leur tâche  : « Sous Sarko, on nous obligeait à douze reconduites par jour, Valls nous en exige huit par jour, ça reste la politique du chiffre, sans aucune autre logique  !  »

Ces contrôles de gendarmerie aux barrages sont illégaux. Ils sont renouvelés tous les six mois par des arrêtés préfectoraux, explique le communiqué des associations3 qui ont décidé de porter l’affaire devant la justice. « Ces postes fixes, systématisant les contrôles d’identité, impactent directement les droits des étrangers en situation administrative précaire et des peuples autochtones dépourvus de preuves de leur identité et/ou de leur nationalité française en entravant leur accès à la préfecture, à certains tribunaux, à des formations professionnelles ou universitaires et à plusieurs services ­hospitaliers et consultations spécialisées », indiquent-elles. Les professionnels de santé de l’Ouest guyanais constatent notamment, pour ces seuls patients, « des retards au diagnostic, des retards voire une absence de prise en charge, des urgences mal traitées ou de manière inadéquate, des ruptures dans la continuité des soins. Les procédures complexes requises, même pour raisons médicales, pour franchir le barrage d’Iracoubo, retardent en effet les examens complémentaires ou dissuadent de les demander ».

Mais revenons à Aténi. Il est apatride, né sur une des nombreuses îles du fleuve Maroni, entre France et Surinam, il n’a pas d’état civil4. Les populations amérindiennes et noires-marrones du fleuve Maroni, définies comme autochtones par des conventions internationales et des jugements de la Cour américaine des droits de l’Homme, sont rendues juridiquement étrangères à leurs propres territoires et généalogie. Au regard du droit français, certains de leurs membres sont ainsi considérés comme des étrangers en situation irrégulière ; et d’autres personnes sans état civil au Surinam ou en Guyane sont apatrides, sans que ce statut, qui leur ouvrirait des droits civiques et politiques, ne leur soit reconnu5.

De nombreux habitants du Maroni vivent entre les deux rives. Ils sillonnent le fleuve entre leur foyer, l’école ou le commerce, répartis de manière disparate selon les différents endroits du fleuve entre le Surinam et la Guyane, sans se poser la question de leur légitimité à vivre dans deux pays différents. Ici, c’est chez eux. Ils étaient là les premiers, comme l’a rappelé un épisode, présent dans toutes les mémoires, au sujet d’un chef de village amérindien « surinamais » de Galibi, qui s’était fait arrêter sur le marché de Saint-Laurent avant d’être reconduit de l’autre côté du fleuve. Les notions d’États ou de frontières imposées par les derniers arrivés n’ont aucun sens pour eux. Ils sont Alukus, Ndjukas, Kali’nas ou Wayanas. Ils n’ont pas besoin de papiers pour savoir qui ils sont, ni de policiers pour leur dire où leur pirogue peut aller.

Pour les Amérindiens, depuis une dizaine d’années, la situation devient intenable. Certains se voient octroyer des titres de séjour d’un an. Leur statut de peuple autochtone n’étant pas reconnu par la France, ils cherchent au moins à être en règle pour se déplacer où bon leur semble. L’exemple de cet autre chef coutumier d’un village indien proche de Saint-Laurent-du-Maroni, qui a servi dans l’armée française et a pris conscience en Afghanistan de la place de relégation dans laquelle il se trouve, laisse présager des possibles changements. « J’ai saigné pour la France, je saignerai pour mon peuple », déclare-t-il impassible. Il se présente à l’accueil de la sous-préfecture de Saint-Laurent-du-Maroni où il est reçu par un peu affable « Faites la queue  !  », auquel il rétorque, calme mais ferme  : « Chez moi on dit bonjour. Je suis chef coutumier, vous êtes ici sur mes terres. Vous n’avez pas à me parler ainsi, j’exige de parler au sous-préfet. » Les revendications sont posées  : une régularisation globale du peuple dont on n’entend pas la voix. La balle est dans le camp de la bureaucratie, pendant que l’équipe jouant à domicile s’échauffe progressivement.


1 Étroites bandes de terre où résident en fait plus de 90 % de la population.

2 La Guyane partage 1 240 km de frontières perméables avec ses voisins brésilien et surinamais.

3 Aides, la Cimade, le Collectif Haïti de France, le Comede, la Fasti, le Gisti, la Ligue des droits de l’Homme, Médecins du Monde.

4 Comme des milliers d’autres personnes ici, principalement à cause des mécanismes défaillants d’enregistrement de l’état civil.

5 Après le choc pétrolier de 1973, les lois relatives à l’immigration s’opposent aux quatre figures de l’étranger telles que Paul Ricœur les a analysées. À ces quatre figures qui sont celles du visiteur, de l’immigré, du réfugié et du « suppliant », Catherine Benoit (anthropologue au Connecticut College) propose d’ajouter celle de l’autochtone en situation irrégulière pour la Guyane.

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Paru dans CQFD n°125 (octobre 2014)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières

Par Pépito Pinas
Illustré par Bertoyas

Mis en ligne le 18.11.2014