Ruée vers l’or blanc portugais
« Adeus baldios ? » Terres communautaires en résistance
Dans l’un des deux cafés de Covas, Sílvia, la fille du vieux patron, insiste : « Chaque villageois·e a une voix ! » La discussion porte sur les baldios, ces terres gérées collectivement et qui bordent la petite aldeia 1 de moins de deux cents âmes, située dans une campagne reculée du nord du Portugal. Ici, aucune grande ville ne pointe à l’horizon. Et nombre d’habitant·es, décrivent leur village comme un « coin de paradis », tant pour la beauté de ses collines que pour la tranquillité qui y règne. La majorité vit d’agriculture, de l’élevage, de la vente de bois ou de la production de miel.
Si les villageois·es possèdent des terrains privés pour leurs activités respectives, chacun·e est également un·e comparte, c’est-à-dire un·e membre du conseil qui gère les baldios. Depuis toujours, à Covas, il revient à la communauté de prendre en charge les terres en friche. Dans cette région peu peuplée où les exploitations agricoles sont peu nombreuses et agglomérées autour des villages, la majorité des terres restantes, plus périphériques et moins irriguées, sont des baldios. Deux fois par an, le conseil se réunit pour définir ce qu’il fera de ces 1 200 hectares de terres (soit environ 40 % de la surface du village) qui servent d’ordinaire à la cueillette, au ramassage du bois de chauffe ou au pâturage des vaches.
Mais pour combien de temps encore ? En mai 2017, une nouvelle assomme le village tout entier : un projet d’exploitation minière est dans les tuyaux. Aux manettes, l’entreprise britannique Savannah Resources qui s’est mise en tête de creuser une des plus grandes mines de lithium à ciel ouvert d’Europe de l’Ouest 2. Le nord du Portugal abriterait les plus importantes réserves de lithium d’Europe, et les demandes de permis de prospection y ont explosé ces dernières années. Autant de projets qui, s’ils voyaient le jour, risqueraient de ravager des pans entiers de territoire 3. Autour de Covas, près de 600 hectares sont concernés. Et selon Catarina, habitante membre de l’association Unidos em defesa de Covas do Barroso (Unis pour la défense de Covas do Barroso), créée en réaction au projet, la moitié des terres menacées seraient des baldios. L’exploitation minière s’inscrirait alors dans la continuité d’une vieille politique de privatisation de ces terres collectives par l’État portugais.
D’origine très ancienne au Portugal (comme dans toute l’Europe), l’usage collectif des terres est progressivement remis en cause par les convoitises seigneuriales, puis, au xixe siècle, par la privatisation des terres agricoles au profit des élites locales. Au début du xxe siècle, la jeune république portugaise tente à son tour de privatiser les baldios, avant de renoncer partiellement face à la résistance des populations. À partir de 1938, l’Estado Novo, le régime fasciste de Salazar, intensifie la lutte contre les résistances paysannes. De nombreuses familles, privées de leurs moyens de subsistance, quittent la région. En 1976, deux ans après la chute du régime, la gestion des baldios par les communautés rurales est reconnue.
Plus de quatre décennies plus tard, sans surprise, le visage des baldios a changé. L’éclatement progressif des sociétés paysannes pendant la dictature a en partie vidé les régions rurales de leur population ; la rétrocession des baldios n’a pas endigué ce phénomène d’exode.
Faute de monde pour s’en occuper, une grande partie de ces terres est aujourd’hui louée à des entreprises forestières ou à des parcs éoliens, explique Angelo, ingénieur originaire de la région. « C’est dommage, car les baldios ont un grand potentiel ! » Mais, au vu des minerais qui composent leurs sous-sols, le dépeuplement de la région n’est pas la seule menace qui pèse aujourd’hui sur les baldios.
En avril 2018, moins d’un an après le lancement du projet de Savannah Resources, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) reconnaît le système agropastoral de la région « Système ingénieux du patrimoine agricole mondial » – qui vise à identifier et sauvegarder les « systèmes résilients caractérisés par une agrobiodiversité remarquable, des savoirs traditionnels, des cultures et des paysages inestimables ». Mais il en faudrait davantage pour arrêter Savannah Resources. La même année, l’entreprise construit un centre d’information au cœur du village. L’objectif est attendu : vanter les mérites du projet et instaurer des relations cordiales avec les locaux à coups de promesses d’emploi. L’entreprise parvient progressivement à racheter aux habitant·es les terres qui se situent à l’emplacement du futur site. Seul hic : elle n’arrive pas à mettre la main sur les baldios. Car la résistance s’organise. Depuis 2018, le conseil des compartes s’est prononcé à plusieurs reprises en défaveur de la location des terres collectives à l’entreprise. Une action en justice a également été intentée le 22 juillet dernier, accusant Savannah Resources d’« usurpation des terres communales alors que les limites des terrains sont établies depuis plusieurs générations 4 ».
En outre, si le projet est soutenu par l’État portugais et répond aux desiderata de l’Union européenne 5, il est toujours dans l’attente du feu vert de l’agence portugaise de l’environnement. Savannah Resources a jusqu’en mars 2023 pour en faire valider l’étude d’impact environnemental.
En attendant le verdict, pour lutter contre la mine et son implantation, les terres collectives s’avèrent de puissants leviers de résistance. « Toute seule je suis vulnérable, ils peuvent m’exproprier, mais pour les baldios c’est plus compliqué », assure Catarina. Depuis que l’entreprise minière lorgne sur les terres collectives, le conseil des compartes s’est rempli de nouvelles têtes. « Les gens ont compris l’importance des baldios, notamment depuis qu’ils sont menacés », se réjouit Aída, l’une des figures de la contestation locale.
Cette résistance dépasse d’ailleurs la seule lutte pour la préservation des terres collectives et s’étend à tout un mode de vie. Le four du village, l’eau et ses fontaines, « tout ça appartient également aux villageois·es ! » s’exclame encore Catarina. Et c’est tout cela que Savannah risque de détruire : l’héritage toujours vivant d’un mode de vie communautaire qui résiste aux logiques du temps. Les milieux militants portugais le savent, et quelques jeunes urbains ont déjà rejoint la région pour défendre le village. D’autres viennent de temps à autre y mener des actions de sensibilisation et participer à des manifestations aux côtés des villageois·es. Ils étaient d’ailleurs nombreux·ses à se joindre au camp organisé cet été par Unidos em defesa de Covas do Barroso.
Pour Mariana, jeune étudiante investie dans la lutte depuis l’année dernière, les baldios ont résisté à la privatisation, à la dictature et au dépeuplement, et ce n’est pas la mine qui leur portera le coup de grâce : « Le jour où les machines arriveront, [les villageois·es] se battront pour défendre leurs terres. »
1 « Village », en portugais.
2 Le lithium, aussi appelé « or blanc », est un matériau indispensable à la fabrication des batteries notamment destinées aux voitures électriques.
3 Lire à ce sujet : « Mauvaise mine », CQFD n°212 (septembre 2022).
4 « Interposta ação judicial por “usurpação” de terrenos baldios para exploração de lítio em Boticas », Capital Verde (22/06/2022).
5 En juin dernier, le Parlement européen s’est prononcé pour l’interdiction de la vente de voitures neuves à moteur thermique dans l’Union européenne à partir de 2035. L’idée : les remplacer par des voitures électriques dont les batteries sont composées de lithium.
Cet article a été publié dans
CQFD n°213 (octobre 2022)
Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste...
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Paru dans CQFD n°213 (octobre 2022)
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Mis en ligne le 28.10.2022
Dans CQFD n°213 (octobre 2022)
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