Déshumaniser à travers les âges

« Quand on parle d’esclavage, on pense toujours à la traite des Noir·es »

Le 16 mai dernier au musée d’Histoire de Marseille, l’association Ancrage a organisé une table ronde pour discuter de l’esclavage dans les cadres des « mardis de l’Histoire ». Phénomène ancien aux facettes multiples, il perdure encore aujourd’hui.
Garte

Le 10 mai dernier, à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et leurs abolitions, une petite centaine de personnes s’est rendue à la salle de conférence du musée d’Histoire de Marseille pour assister à la présentation d’un gros bouquin sorti il y a trois ans : Les mondes de l’esclavage, une histoire comparée.1 Sur l’estrade, deux historiens invités par l’association marseillaise Ancrage2 : Paulin Ismard, spécialiste de l’histoire politique et de l’esclavage en Grèce antique et directeur de l’ouvrage, et Julien Loiseau, spécialiste de l’histoire du monde islamique médiéval. Avec plus de mille pages et plus de 70 contributions, l’ouvrage nous propose « une histoire inédite de l’esclavage depuis la préhistoire jusqu’au présent ».

Pour les deux invités, l’esclavage se définit par deux critères : « L’esclave ne s’appartient pas, et il est exclu de la vie sociale. » Une définition large qui permet de saisir la grande variété de ses formes en fonction des sociétés où il s’est déployé, depuis son apparition au néolithique jusqu’à l’Angola d’aujourd’hui, en passant par l’Inde du IIIe siècle ou les plantations jamaïcaines au XVIIIe siècle. En Chine, au Ve siècle avant notre ère, on sait que des individus dits « dégradés » étaient considérés comme des non-humains et payaient parfois de leurs vies les fautes de leurs propres maîtres. Les Vikings du IXe siècle capturaient des individus lors de raids en Europe du Nord et de l’Ouest, qu’ils rendaient esclaves et revendaient à leur guise. Dans le monde arabe à la fin du Moyen Âge, on apprend que l’esclavage reposait sur des critères sexistes : « Les hommes esclaves peuvent s’affranchir et devenir maîtres à leur tour, contrairement aux femmes et aux eunuques, qui restent prisonnier·es de leurs conditions. »

Alors que les exemples historiques fusent, le chercheur fait le constat que « quand on parle d’esclavage, on pense toujours à la traite des Noir·es ». « Mais alors pourquoi avoir mis un esclave noir en couverture du livre ? » fait remarquer un des seuls auditeurs noirs de la salle. « Choix de l’éditeur... » répond le chercheur, amer. Même si l’esclavage ne doit pas se résumer à celui des Noir·es, la traite atlantique avait cependant un « caractère exceptionnel, par le nombre de personnes mises en esclavage [12,5 millions de personnes, ndlr] et parce que c’est à cette époque que s’affirme un esclavage racial, basé sur la supériorité de l’homme blanc ».

Titillé par tant de cruauté blanche et masculine, un soixantenaire interroge l’estrade : « À aucun moment de l’histoire, des femmes ou des Noirs n’ont mis en esclavage des hommes blancs ? — Sur tout ce que j’ai pu lire, non, je vous assure qu’il n’y a rien ! » lui répond le spécialiste, étonné par la question. L’esclavage accompagne les premiers temps du capitalisme : « Loin d’être incompatible avec le capitalisme, il a largement cohabité avec le salariat. » Et son abolition dans la seconde moitié du XIXe siècle n’empêche pas qu’il mute sous des formes nouvelles. « S’il n’existe plus de relations de propriété d’êtres humains dans le cadre légal, certain·es parlent d’esclavages modernes pour qualifier des situations de contraintes extrêmes comme dans certaines chaînes de montage de multinationales… » ; mais également le travail forcé, l’exploitation sexuelle dans le cadre de traites, le trafic d’êtres humains, le travail des enfants… Des situations très différentes qui rendent difficile d’organiser la lutte à l’échelle globale3, au risque aussi de rendre acceptable les formes d’exploitations moins extrêmes et dites « libres ». Derrière nous, l’esclavage ?

Par Étienne Jallot
Erratum : Dans notre édition papier de juin 2024, nous écrivions que "Une définition large qui permet de saisir la grande variété de ses formes en fonction des sociétés où il s’est déployé, depuis son apparition au néolithique dans l’actuel Angola jusqu’à l’Angola d’aujourd’hui." Correction web du 19/06/24

1 Seuil, 2021.

2 L’association a pour objectif de valoriser les ressources sur l’histoire sociale et culturelle de Marseille. Elle anime le centre de ressources sur les cultures et mémoires d’exil de Marseille. Plus d’infos sur : ancrages.org.

3 Lire l’article de Joël Quirk dans l’ouvrage en question : « Qu’est-ce que l’esclavage contemporain ? ».

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CQFD n° 231 (en kiosque)

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