Les violentes transformations économiques du XIXe siècle ont radicalement changé le paysage social des pays occidentaux. L’exode rural qui les accompagne a introduit un nombre considérable de « sauvages » dans les cités. Face à cette désorganisation sociale sans équivalent, les classes dirigeantes, effrayées, ont essayé à la fin du siècle de recréer une morale, un lien social que leurs révolutions technologiques successives étaient en train d’anéantir. L’idée d’une solidarité organisée par l’État, déjà évoquée en 1789, ressurgit. Celle-ci va s’appuyer sur une Administration obsessionnelle qui n’aura de cesse de distinguer les méritants des « parasites ». En voici un exemple, à travers une petite histoire des enfants trouvés.
Au XVIIIe siècle, la mort hantait le perron des églises dans des bassins en marbre ou en pierres, dans des couchettes de bois recouvertes de paille – humbles berceaux où l’on déposait les enfants que les familles ne pouvaient pas assumer. Le nouveau-né abandonné là périssait de l’action funeste de l’air et des intempéries avant que quiconque ne vienne le recueillir. Pratique anonyme de l’abandon que ne permettaient pas les hospices, où on laissait l’enfant au vu et au su de tous. Afin de remédier à ces « morts honteuses », un décret impérial « concernant les enfants trouvés ou abandonnés et les orphelins pauvres » est promulgué en 1811. Il impose la généralisation, dans chaque hospice, d’un dispositif technique, le « tour » : cylindre en bois vertical, tournant sur lui-même, fermé d’un côté et creux de l’autre. On dépose ainsi l’enfant en toute discrétion, sans aucun contact avec le personnel de l’hospice. Lamartine en parlait comme d’une « ingénieuse invention de la charité chrétienne, qui a des mains pour recevoir, et qui n’a point d’yeux pour voir, point de bouche pour révéler ! » [1] Les femmes qui nourrissaient les enfants des hospices recevaient un salaire, et avec cette anonymisation de l’abandon, un usage populaire important se développe tout au long du xix e siècle. De nombreuses mères parviennent, par divers contacts, à suivre la trace de leur enfant et à le récupérer tout en se faisant payer en tant que nourrice. Ce phénomène se répand si intensément que l’Administration décide de s’en préoccuper.
Une première digue préventive arriva du ministère de l’Intérieur en 1827 pour empêcher toute connivence entre les « messagers » et les nourrices. Car c’est l’arrangement avec les messagers (responsables du transfert des enfants de l’hospice aux nourrices) qui permettaient aux mères de récupérer leurs enfants. La circulaire préconise l’échange des enfants d’un hospice avec celui d’un autre département. À certains endroits, à l’annonce de cette mesure, des mères viennent rechercher leurs enfants à l’hospice, tandis que le nombre d’abandons baisse. La lourdeur logistique et financière de l’opération met rapidement un terme à cette mesure. Une idée germe alors chez les administrateurs de l’assistance publique : mettre en place des bureaux ouverts, au lieu des « tours ». Après une gestion aveugle des entrées et des sorties des enfants, un patient travail de consignation des enfants déposés dans les hospices est amorcé. Les bureaux ouverts ne feront pas d’autre publicité que l’inscription muette sur un registre (consigner le nom des personnes venant déposer les nouveau-nés, et celui de la mère). Cette mesure permit de réduire le nombre d’usages « frauduleux » qu’avait introduit le « tour », et d’organiser un système de secours aux familles les plus démunies : après enquête administrative, les mères peuvent recevoir une aide financière pour au moins un an. Pour conjurer la fraude, on passe d’un système d’assistance « aveugle » qui s’exerce dans des lieux spécialisés, à une aide financière et médicale accordée directement aux familles. La question se pose alors de savoir à qui l’attribuer. Cette mesure ne va pas sans un contrôle individualisé et entraîne une immixtion de l’État dans les foyers. Dès lors que cette aide est instituée, elle est en droit de s’étendre à toutes les mères en grande difficulté – qui n’avaient pour autant pas toutes recours à l’abandon d’enfants. Mise en place chaotique de ce qui donnera naissance, au début du XXe siècle, aux allocations familiales.