Dossier « Quand la musique cogne »
À chaque bled son synthé
Dès l’entrée, similaire à celle du palais de justice avec ses colonnes athéniennes en faux stuc, un son aigu de clavier-synthétiseur nous souhaite la bienvenue. Ambiance feutrée / enfumée. Des gens sapés sont attablés autour d’une piste ronde à moquette rouge sur laquelle on danse déjà. Au fond, sur une estrade, un homme-orchestre en smoking noir, barbe taillée au millimètre, fait tout tout seul. Au synthétiseur, il chante et sourit figé, à la fois aux déhanchés et à ceux qui jettent du fric sur le plateau posé devant lui.
On s’attendait à voir un orchestre et voilà qu’on plonge dans une discussion technique sur l’origine du synthétiseur et son emploi systématique dans la musique orientalo-maghrébine. Tout ça accompagné par cet imposteur qui fait bouger l’assemblée à lui tout seul. Kably découvre mon amour immodéré pour le synthé balkanique et me rencarde sur l’origine du clavier maghrébin. « Pourquoi ce délire sur le synthé, Margo ? » Embrayage automatique : « J’ai découvert le synthé à travers la musique tzigane il y a une douzaine d’années dans les bidonvilles de Seine-Saint-Denis. J’arrivais là-bas. Un verre de soda. Taraf-TV, une des trois chaînes musicales roumaines, était allumée en permanence et des clips de manélé défilaient dans les 12 m2 de baraque. C’est une musique peu connue en France, avec synthé, boîte à rythmes, reverb’ et thèmes traditionnels. Les grands noms sont Nicolas Guca, Florin Salam, Sandu Corba. Des invitations répétées à des baptêmes avec orchestre m’ont rendue accro. »
Dans les restos et les cabarets, ils ne prennent plus d’orchestre. Le synthé l’a remplacé. Un mec tout seul qui fait tous les sons et déclenche la boîte à rythmes, c’est économique. Le synthétiseur pour remplacer la basse, les cordes, les cuivres. La boîte à rythmes fait les percussions, la batterie. Kably, d’un air nostalgique : « Quand même, il y a là aussi un manque de goût et de classe généralisé. » un mec assis à ma droite s’en mêle : « Dans les ensembles traditionnels et populaires égyptiens, en Nubie, on jouait beaucoup d’accordéon avec le quart de ton. Au Maghreb, il n’y avait pas assez d’argent pour en acheter, donc on en a bidouillé. On ouvrait les accordéons et avec de la cire de bougie, on traficotait les touches pour créer ce fameux quart de temps. » un monde s’ouvre à nous. « Au début des années 1970, le synthé arrive, capable de reproduire tous les sons de tous les instruments et d’y injecter des effets. Quand il s’impose comme instrument novateur dans la musique moderne occidentale, Ammar al-Chereï, auteur-compositeur égyptien, chanteur, joueur de oud et de clavier, se démène pour trouver un synthé avec le quart de temps. La marque américaine “Intercontinental” lui en fabrique un. Au Caire, on l’appellera “uni” ou “uni-intercontinental”. » Comme toute nouveauté qui débarque sans prévenir, ce son amplifié et modifié gênera les puristes. Il faudra que les grands orchestres d’Oum Khaltoum, d’Abdel Halim Hafez et de Farid El Atrache l’intègrent pour que ce son soit validé. La musique populaire se transforme.
C’est fin 1980 – début 1990, en Serbie, puis en Roumanie et en Bulgarie, que le synthétiseur débarque. À chaque fois, ça coïncide avec l’effondrement des systèmes politiques en place. Des styles musicaux naissent des révolutions et sont aujourd’hui des phénomènes sociaux. En Serbie, dans un moment de décomposition et de perte de repères, les jeunes trouveront une force libératrice et dans la guerre et dans la musique. Le turbo-folk, synthétiseur, boîte à rythmes au goût de No-Future technoïde, s’installe dans les discothèques, interprété par des chanteuses ras le décolleté. Ceca en sera une icône et Miki Cortan, le claviériste le plus sollicité. Sur Youtube, on peut visionner des centaines de vidéos où on le voit jouer, des liasses de billets en vrac devant lui. À la mort de Ceaucescu, le manélé apparaît en Roumanie, influencé par le turbo-folk . C’est une musique de fête exubérante, porteuse d’un imaginaire consumériste et sexiste, évoquant l’argent, les mafias, le pouvoir. Jeunes et vieux se l’approprient et s’identifient. En Bulgarie, ce sera la chalga, forme de pop folklorique. Ces musiques sont la plupart du temps jouées par des tziganes. Quand elles ne sont pas enregistrées ou jouées dans les discothèques, elles se donnent dans des cabarets, salles des fêtes, mariages et baptêmes, et c’est toute l’assemblée qui participe à la fête. « Le raï, c’est pareil, acquiesce Kably. Même style de paroles. Même déclinaison du son et même succès. »
« Tu sais, Margo, le gars, ce soir, doit être payé aux alentours de cent euros, mais le plateau fait le reste. » une assiette est posée là, n’importe qui peut y balancer un gros pourboire. Ce sont des musiques à bakchich. En général, un cachet est prévu par l’organisateur, mais le public commande ses chansons moyennant un billet. « Chez les Tziganes, on les glisse dans l’instrument ! »
Ici, la culture n’est pas sur un piédestal. On la vit. Elle est imbriquée dans le quotidien et ses histoires de fric. Les mariages et les baptêmes orientaux, maghrébins ou balkaniques font manger des familles entières de musiciens. Comme chaque son a son style vestimentaire, ces rythmes ont leurs lieux secrets, semés dans la géographie marseillaise depuis les années 1980 et 1990. Certains ont disparu, d’autres sont encore là malgré la répression, dans la semi-clandestinité : cabarets, bouibouis, arrière-cours, portes fermées, fonds d’escaliers, caves et sous-sols où ça suinte. Vers la rue Roger-Salengro, vers le marché aux puces, on a tiré les rideaux. Ciao les convenances !
Cet article a été publié dans
CQFD n°150 (janvier 2017)
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Paru dans CQFD n°150 (janvier 2017)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 21.09.2019
Dans CQFD n°150 (janvier 2017)
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