Dossier « Quand la musique cogne »

Les chemins de la mauvaise herbe

Petite histoire d’une chanson antifranquiste, La Hierba de los caminos.
D.R.

1971, Mexico D.F., 11 novembre au soir. Le chanteur chilien Victor Jara se produit sur scène dans l’amphithéâtre principal de la fac de médecine de la UNAM (Universidad nacional autónoma de México). Un beau récital de canción protesta où en plus de ses compositions, Victor Jara interprète des textes de Daniel Viglietti ou de Violeta Parra. Entre ses chansons, il s’adresse au public : « Peut-être bien que celle-là aussi vous la connaissez ! Voici une chanson qui parcourt le monde comme ça, comme un fleuve, elle a surgi des tranchées espagnoles pendant la guerre civile. Elle s’appelle La hierba de los caminos. » Dès les premiers accords de guitare, le public chante en choeur. Hommage enthousiaste aux antifranquistes. « Cuando querrá el Dios del cielo que la tortilla se vuelva (¡ En mi país ya pasó !) [bis] » « Quand voudra donc l’dieu du ciel que la situation s’inverse. » À ce couplet de la chanson, Victor Jara lance, vantard : « Dans mon pays, ça a eu lieu ! », « Que la tortilla se vuelva, que los pobres coman pan y los ricos mierda mierda”. » Faites la traduction vous-mêmes, et bis-repetita !

1973, Santiago de Chile, 11 septembre. Coup d’État du général Pinochet. Arrêté parmi des milliers d’autres Chiliens, le chanteur communiste et soutien du président Allende est assassiné par les militaires après avoir été torturé et mutilé. La chanson La hierba de los caminos perd son ambassadeur, mais elle est devenue un grand classique du répertoire de guitares au coin du feu ou des libations entre compañeros depuis le Río Grande jusqu’à la Terre de Feu. Et c’est la voix de Victor Jara qui l’incarne le mieux.

1975, Espagne, 20 novembre. Le général Franco finit de crever. Après 36 ans de dictature fasciste, la chape de plomb se fissure, la parole se libère, le chant aussi. On entonne les vieilles chansons antifascistes de la guerre civile. Mais on découvre aussi qu’en réalité certaines d’entre elles ont été composées au début des années 1960 par un certain « Chicho » Sánchez Ferlosio. Il est, entre autres classiques, l’auteur de la fameuse Hierba de los caminos. Pour éviter les représailles, Chicho ne signait pas ses chansons. Il s’enregistrait chez lui sur un vieux magnétophone et envoyait ses cassettes en Suède, pour être diffusé par la revue socialiste Clarté sous le titre Spanska motstandssanger (Chants de la résistance espagnole).

La Hierba de los caminos – « L’herbe des chemins » – a été plantée comme une graine dans la culture populaire, une graine qui a su pousser et résister comme la mauvaise herbe. Pas de celle qu’on « rumine » ou que l’on « met en gerbe », comme dirait Brassens, mais celle qui pousse en liberté sur les sentiers mal fréquentés.

Cheru Corisco
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