Carnaval : Le monde deux fois à l’envers ?

À Dunkerque, les masqueloures n’ont pas vu le Bronx

Veille des Trois Joyeuses 2014, dans un bar branchouille de la plage de Malo-les-Bains, à Dunkerque. Un copiste de La Voix du Nord, joyau du Parti local de la Presse et de l’Argent (PLPA), sirote une bière en terrasse. Et prédit une apocalypse carnavalesque.

Ses petits yeux bleus semblent souffrir de la lumière et de l’ambiance carnavalesque qui prévaudra le lendemain : « À Saint-Pol-sur-Mer (commune figurant dans la liste des vingt villes les plus pauvres de France), c’était chaud ! Des jeunes ont sorti des battes de base-ball, un gars a sorti sa carabine. C’est de plus en plus dangereux. Il va y avoir beaucoup de policiers demain, en civil, mais aussi en uniforme. C’est obligé, hein… »

Photo de Julien Brygo.

Les shots de Jagermeister® nous remontent au collet. Qui sont ces « casseurs » dont parle son journal ? Une moue. «  Bah, on sait pas trop. Y a un journaliste du bureau qui a tenté de passer du temps avec eux, mais je ne sais pas où ça en est. » Qu’un journaliste local ose passer plus de dix minutes avec un pauvre nous paraissait déjà fort suspect. Peu importe. Rémi et moi, pas encore déguisés, pas encore peinturlurés ni même pintés, on flippait. À mort. Et dès le lendemain, 11 heures pétantes, on s’est jetés dans le carnaval, bien décidés à croiser ces « bandes de casseurs » qui s’en prennent aux carnavaleux.

À Dunkerque, chaque année, ce sont près de quatre mois de festoyades (de début janvier à mi-avril), « un défilé de haute-biture1 » où les autochtones, bercés par l’idée enchanteresse selon laquelle un monde parfait est un monde sans classes sociales, s’adonnent à cœur joie aux plaisirs de la rencontre inopinée, de la trinquerie en chapelle d’inconnus2 ou de la déambulation post-digestive avec comme unique boussole un grand pépin. Disséquez un estomac de carnavaleux vers 17 heures, vous y trouverez du pudding, de la soupe à l’oignon, du Potsche Vleesch – viande en gelée – et des frites.

Mais cette année, il a une boule dans le ventre. Ni gelée, ni confite. Une boule que son journal préféré, La Voix du Nord, a réussi, en deux articles, à lui visser au corps, à lui et à ses dizaines de milliers de camarades grimés : les « bandes de casseurs ». Dès dimanche matin, on entend un peu partout et dans les cafés qui longent le parcours de la bande les gens qui causent des « 15 000 euros de dégâts » contre DK’Bus (groupe Véolia Environnement) en casse de mobilier urbain à Bray-Dunes, des battes de base-ball qui menaceraient les masqueloures et les marcheurs du soir, qui pour le coup auraient remplacé leurs lampes torches par des carabines de foire. Certains pronostiquent même le niveau de violence qui s’emparera des Trois Joyeuses (Dunkerque, Citadelle, Rosendaël). Bagarres ? Coups de couteau dans le dos ? Embrasement général ? Combats de tranchées ? Le cru 2014, ce serait un mix entre le Chicago des années sombres, le Bronx des années fastes et les favelas de Rio, où règnent douceur de vivre et oisiveté insouciante. Des dizaines de chapelles ont été annulées. Des tracts anonymes ont circulé dans les boîtes aux lettres de Dunkerque pour faire interdire l’alcool à l’avant-bande de la mairie de Dunkerque. Des renforts de police ont été appelés, des vigiles placés à l’entrée de chaque bar du centre-ville. Ambiance.

Fallait les lire les articles de La Voix. De vrais récits à la « 24 heures chrono », made in Police nationale. Extraits : « Vers 17 h 30, place Carnot, le parcours des pêcheurs a dû être dévié. Cela parce qu’un groupe d’individus occupant l’entrée d’un hall d’immeuble, armés de battes de base-ball et de bombes lacrymogènes, prêts à en découdre, commençait à provoquer les carnavaleux. La police nationale et la police municipale ont bien tenté de les interpeller, mais les perturbateurs ont réussi à prendre la fuite, abandonnant leurs armes sur place. Peu de temps après, les policiers ont été alertés qu’un homme armé d’une carabine à plombs rôdait aux abords de la bande. […] Des attroupements guère rassurants dans une ambiance patibulaire ont accéléré la fin des festivités […] Vers 21 h 30, rue Etienne-Dolet, une quinzaine d’individus ont renversé une voiturette en la soulevant. Lorsque les policiers sont arrivés sur les lieux de l’incident, ils ont essuyé des jets de pierre, obligés d’utiliser leurs bombes lacrymogènes pour disperser leurs agresseurs.3 » Des policiers obligés de se défendre, des bandes de casseurs, des halls d’immeubles, ça ne vous rappelle rien ? À Saint-Pol-sur-Mer, carnaval ou pas, le quotidien des habitants est fait de chômage, d’apartheid social et de misère ordinaire. Que le maire mette en place des couvre-feux pour les mineurs, comme ce fut le cas en 2009, et c’est tout le désarroi d’une jeunesse abandonnée à elle-même qui explose à la gueule des habitants.

Mais l’envoyé spécial de CQFD à Dunkerque le confirme : à part un début de baston (vite calmé) après le rigodon final de la bande de Dunkerque, rien. Nada. Que dalle. Pas de casseurs, pas de bandits encarabinés, pas de malfrats « prêts à en découdre ». La Voix du Nord nous avait encore bien eus. Plusieurs dizaines de milliers de personnes, la plupart chargées en genièvre et en houblon… et un seul début de baston. De quoi faire la une de La Voix du Nord, certes, mais pas de quoi inquiéter un habitué des lieux. On les a cherchés, pourtant, les « d’jeuns » engagés dans un safari anti-carnavaleux. Mais rien. Que des masqueloures joyeux, enivrés par le soleil qui brûlait leur maquillage chimique – et leur peau avec.

En période de carnaval, le carnavaleux atteint souvent le quintal – poids qu’il perd en eau lors du rigodon final. Ce qui lui suffit à écrabouiller de sa carcasse n’importe quel picheloure qui viendrait à lui chauffer les oreilles. Alors on les a suivis, les drôles d’oiseaux. On s’est brûlé la peau et même ce qu’il y a en-dessous. Et on a chanté, jusqu’au bout des Trois Joyeuses : « Si t’es sur le trône, qu’tu finis pas La Voix du Nord, tu fais vite un bon cac et tu files tout deyors. La la la… »

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1 Selon l’expression d’Ondine Millot, dans un article de Libération.

2 « Faire chapelle », c’est ouvrir son logis et rassasier les carnavaleux (même inconnus) qui tapent à la porte.

3 « Dunkerquois : toujours plus de violences à l’encontre des bandes de carnaval », La Voix du Nord, 25/02/2014.

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