Entretien avec Celia Izoard, traductrice d’Orwell

« 1984 doit rester un roman populaire »

« Covid-1984 », lit-on sur les murs des villes ces temps-ci. « Big Brother », « police de la pensée », « novlangue » : c’est peu dire que l’œuvre la plus connue de George Orwell, publiée en 1949, fait régulièrement parler d’elle, tant l’imaginaire terrifiant qu’elle décrit est d’une troublante actualité – à base de surveillance généralisée, de post-vérité et de saccage des libertés. Alors qu’une nouvelle édition sortira chez Agone en janvier prochain, on s’est entretenus avec sa traductrice, Celia Izoard. Elle nous parle de la vivacité d’une pensée, des imaginaires qu’elle ouvre et de sa récupération.
Illustration de Ruoyi Jin

Considéré comme le roman dystopique par excellence, 1984 est étudié dès le collège. Mais l’histoire du fonctionnaire Winston Smith, confronté à un régime policier et totalitaire, n’avait jamais fait l’objet d’une nouvelle traduction en français depuis sa parution initiale en 1950. Cette première, chez Gallimard, était pourtant réputée pour ses manques et imprécisions.

La date d’entrée de l’œuvre dans le domaine public se rapprochant, la canonique maison d’édition finit par commander une deuxième traduction, qui paraît en 2018. Mais en parallèle, les éditions indépendantes Agone ont confié une autre nouvelle traduction du roman à Celia Izoard. Déjà publiée au Québec en 2019 aux éditions de la Rue Dorion, cette troisième version francophone paraîtra dans l’Hexagone en janvier 2021. Journaliste, autrice, et traductrice donc, Celia Izoard nous expose les enjeux, parfois politiques, d’une traduction ; et les opinions, parfois méconnues, de l’auteur anglais, socialiste et révolutionnaire.


Retraduire un classique

« Comme la plupart des gens qui retraduisent un texte je pense, je me suis interdit d’ouvrir la traduction d’Amélie Audiberti (Gallimard, 1950) que j’avais découverte à 20 ans. Après avoir posé une première version, je l’ai lue à haute voix à ma mère, qui est anglaise (et qui a grandi à Henley-on-Thames, comme Orwell). L’essentiel de mon travail a consisté à rendre en français la limpidité du style d’Orwell – pas de maniérismes, vocabulaire simple, tournures directes – pour suivre l’idéal de style qu’il avait lui-même identifié : “La bonne prose est comme une vitre transparente.

1984 est un texte intellectuellement ambitieux, empreint d’une pensée complexe et originale, mais il se voulait un roman populaire. Mon parti pris a donc été de suivre la manière dont la société s’est appropriée ce roman depuis soixante-dix ans. Par exemple, je n’ai pas cherché à retraduire les principaux concepts qui sont passés dans le langage ordinaire comme “Big Brother” ou “crime de pensée”, contrairement à ce qu’a choisi Josée Kamoun (Gallimard, 2018) qui parle de “mentocrime”. Bien que l’intention ait probable ment été de rafraîchir et de moderniser le texte, ce choix aboutit à une mise en abyme par laquelle la retraduction paraît refléter les aspirations du ministère de la Vérité.

Ce que Gallimard semble d’ailleurs avoir implicitement reconnu, en commandant une autre nouvelle traduction pour son édition en Pléiade (2020), coordonnée par Philippe Jaworski. Et pourtant, c’est stupéfiant, cette dernière traduction fait elle aussi disparaître la novlangue (devenue “néoparler”) ainsi que, cette fois, “Big Brother” (devenu “Grand Frère”). Là encore, de manière vraisemblablement involontaire, c’est l’assimilation du roman par la culture populaire qui semble déniée, comme si ces choix traduisaient un désir inconscient de réappropriation de 1984 par les élites littéraires.

C’est pourtant un contresens de traiter 1984 en pure littérature, au regard de l’ensemble de l’œuvre d’Orwell, qui affirmait en 1946 : “Ce que j’ai voulu plus que tout, c’est faire de l’écriture politique un art.” L’art littéraire d’Orwell est indissociable de son engagement politique. C’est ce qui lui donne son élan, sa saveur, sa sincérité et son exigence de clarté. »

Ne pas quitter terre

« Tout en dissertant sur le totalitarisme, le socialisme ou les classes dirigeantes, Orwell a une intelligence profondément concrète et pleine d’humour. Ce qui en fait à mes yeux un type d’intellectuel très singulier, c’est sa manière de ne pas quitter terre : il nous parle de chaussettes crasseuses et de pieds froids, de boules de cheveux agglutinés dans un siphon d’évier, de besoin pressant d’aller aux toilettes, de ces détails du quotidien qui nous remettent à notre place, quand nous essayons de tendre vers l’idéalisme et l’héroïsme ou que nous nous piquons de théorie politique. Ce n’est pas si courant chez un intellectuel, plus encore à son époque – et surtout pour un homme –, de ne jamais perdre de vue le corps et les tâches élémentaires de la vie matérielle.

Orwell s’interroge sur la liberté en coupant son bois, en cultivant un potager, en essayant de réparer une vieille mobylette, en vivant dans des foyers d’hébergement ou en allant récolter du houblon avec des semi-clochards de la banlieue londonienne.

Quand il rédige 1984, Orwell vit sur une île écossaise à plus de 24 heures de voyage de Londres, sans eau ni électricité ; il pêche, cultive et coupe les foins avec ses voisins. Cet ancrage assumé dans la vie ordinaire, qui est aux antipodes de la tradition intellectuelle classique, joue un rôle déterminant dans 1984. Au sein de ce monde tellement conditionné que plus personne ne semble savoir ce qu’est la liberté, ni à quoi elle pourrait servir, Winston Smith part de ses sensations physiques pour explorer l’asservissement : “Toujours, dans l’estomac ou sur la peau, vous ressentiez une sorte de révolte, le sentiment d’avoir été floué de quelque chose auquel vous aviez droit.

« Produire une nouvelle race d’humains n’aspirant pas à la liberté »

À l’image de la drogue, écrit Orwell dans Le Quai de Wigan (1937), la machine est subtile, dangereuse et addictive. Plus on s’y adonne, plus son usage devient tyrannique.” Pour lui, “l’homme est un animal travaillant” : les humains ont besoin de travail créatif, et Orwell récuse l’idée qu’une société de loisirs, dans laquelle toutes les tâches seraient accomplies par des machines, puisse satisfaire ce besoin. Elle tend plutôt, dit-il, à nous rendre incapables du moindre effort et à nous pousser à concevoir de nouvelles machines pour, bientôt, faire à notre place cela même que nous considérions auparavant comme des loisirs. De fait, aujourd’hui, on utilise des algorithmes pour faire des choses qui semblent relever à l’évidence du plaisir, comme choisir la musique que l’on aime (avec Deezer) ou avoir des nouvelles de ses amis (avec Facebook). “Qu’est-ce qui est du travail, et qu’est-ce qui n’en est pas  ?, se demande Orwell. Est-ce travailler que remuer la terre, scier du bois […], prendre des photographies, faire la cuisine  ? […] Le paysan qu’on aura dispensé de travailler la terre voudra peut-être employer tout ou partie de ses loisirs à jouer du piano, tandis que le concertiste international sautera sur l’occasion qui lui est offerte d’aller biner un carré de pommes de terre.” La question de la liberté se pose aussi dans la mesure où des milieux de vie aussi pleinement conditionnés que ceux auxquels nous sommes arrivés donnent aux États ou aux entreprises toute latitude pour modeler les comportements et les aspirations, jusqu’à, peut-être, arriver “à produire une nouvelle race d’humains n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes.

Orwell maintient qu’une vie plus proche de “tout ce qu’on appelle la nature” est un garde-fou contre les désirs de toute-puissance des dirigeants. D’une part parce qu’elle offre des plaisirs gratuits, d’autre part parce qu’elle limite les capacités de remodelage des humains. »

La droite en embuscade

« D’une certaine façon, la récupération d’Orwell par la droite s’est faite par le vide : une large partie de la gauche ne s’est pas intéressée à Orwell, si bien qu’elle s’est “scandaleusement laissé confisquer le plus puissant de ses écrivains”, comme l’écrit [l’auteur] Simon Leys. Pourquoi ? Parce que la gauche ne voulait pas d’un moraliste, parce qu’une partie des communistes ne voulait pas d’Hommage à la Catalogne1. Mais aussi à cause de la critique que fait Orwell de l’asservissement produit par le monde industriel : il n’est pas anodin que ce soit l’Encyclopédie des Nuisances, donc une frange très minoritaire de la gauche dans les années 1990, issue de la critique anti-capitaliste libertaire et anti-industrielle, qui en ait édité les Essais, articles et lettres (quatre volumes), avant que les éditions Agone ne complètent ce travail dans les années 2000.

Aujourd’hui, cette récupération par la droite existe bel et bien. Par exemple au travers du “Comité Orwell” présidé par Natacha Polony, qui regroupe des auteurs de Causeur, Marianne, Le Figaro, L’Expansion… Le Comité Orwell veut lutter contre le “politiquement correct” et dénonce le “soft totalitarisme” causé par les multinationales toutes-puissantes, les nouvelles technologies de surveillance, la finance, mais aussi par la “tyrannie des minorités” portée par les courants féministes, homosexuels, antiracistes. Son rapport à l’œuvre d’Orwell me paraît superficiel et contradictoire.

En effet, l’une des revendications portées par le Comité Orwell est que “le budget de la Défense soit sensiblement augmenté. Tout comme celui de la sécurité”. Une autre est qu’ “il faut absolument dégonfler les vagues migratoires. Même si cela passe par des mesures et des actions douloureuses, qui susciteront l’opprobre de la bien-pensance.2 En lisant cette phrase, j’ai pensé au tout premier chapitre de 1984, où Winston Smith, le personnage principal, commence son journal intime en racontant le film qu’il vient de voir : le bombardement par hélicoptère d’une embarcation de réfugiés juifs en Méditerranée, dans laquelle une mère tente de sauver son petit garçon des balles en le recouvrant de son corps. Dans la salle de cinéma, seule une femme prolétaire proteste contre l’abominable cruauté du film, avant d’être immédiatement évacuée par la police du Parti. »

Propos recueillis par Margaux Wartelle


1 Livre témoignage publié par Orwell en 1938, où il critique notamment les sections communistes ayant trahi les anarchistes pendant la guerre d’Espagne.

2 Bienvenue dans le pire des mondes : le triomphe du soft totalitarisme, Natacha Polony et le Comité Orwell, Plon, 2016.

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