Le Roundup à la barre
Vous reprendrez bien un verre de glypho ?
En 1966, les philosophes Jean-Paul Sartre et Bertrand Russell inaugurent un dispositif appelé à faire florès : le tribunal d’opinion. Le principe ? Des personnalités de la société civile se réunissent pour juger de faits au regard du droit international. Cette première édition prend pour cible les crimes de guerre étasuniens au Vietnam. D’autres, plus tard, se pencheront sur le coup d’État chilien ou sur le sort de la Palestine.
Mais les États ne sont pas seuls à comparaître sur le banc des accusés. En 2016, c’est à un herbicide, le Roundup, que revient ce déshonneur. Pour marraine, l’instance en appelle à la journaliste Marie-Monique Robin, qui ferraille de longue date contre Monsanto. « L’idée m’a d’abord paru farfelue, puis j’ai accepté en posant deux conditions. Que de vrais juges délibèrent, ce qui était nouveau. Et que le procès comporte une partie prospective, tournée vers le futur. Je voulais que le droit international reconnaisse un nouveau crime, l’écocide : un crime contre les écosystèmes. »
De ces séances au tribunal, Marie-Monique Robin tire le fil conducteur d’un nouveau film à charge contre Monsanto : Le Roundup face à ses juges. Pendant plus d’une heure et demie, la globe-trotteuse part à la rencontre des victimes du poison à travers le monde. Des riziculteurs sri-lankais aux reins bousillés, des agriculteurs américains atteints de lymphome non hodgkinien, des minots argentins victimes de malformations. En France, c’est Sabine, maman de Théo, qui témoigne : « Je gérais une carrière d’équitation en sable de 700 mètres carrés. Et chaque été, j’avais recours à un désherbant à base de glyphosate, un produit qu’une publicité présentait comme biodégradable et peu nocif. » À l’été 2006, quand elle effectue l’épandage, Sabine ne le sait pas, mais elle est enceinte de trois semaines. Théo naîtra abîmé, avec notamment une atrésie de l’œsophage. À la barre, Sabine, digne et sobre, détaille les 50 opérations subies par son fils. La voix off, celle de Marie-Monique Robin, annonce froidement : « Le glyphosate est un herbicide total, qui détruit toute forme de végétation. Il a été breveté en 1974 par la firme Monsanto, qui l’a commercialisé sous la marque Roundup. Un bidon de cet herbicide contient en moyenne 41 % de glyphosate, auxquels s’ajoutent des adjuvants chimiques destinés à favoriser la pénétration du produit dans les plantes. En 2000, le brevet de Monsanto est tombé dans le domaine public. Depuis, de nombreuses entreprises commercialisent des herbicides à base de glyphosate, qui sont massivement utilisés par les agriculteurs, les jardiniers ou les gestionnaires d’espaces verts. En 2016, 800 000 tonnes de Roundup ou de génériques ont ainsi été déversés dans le monde. »
Études bidons et connivence
Dans la salle, le documentaire se termine. Place aux questions du public. Francis est éleveur de moutons dans le village de Thuir. Il raconte que ses bêtes aiment le goût salé du glyphosate. « Quand les troupeaux paissent dans les champs de pêchers, ils broutent des pâturages infectés. L’herbicide ne tue pas de suite. La bête dépérit. Petit à petit. Comme si elle pourrissait de l’intérieur. Les arboriculteurs sulfatent sans précautions, même les bords de chemins. Dans un secteur de deux kilomètres autour de chez moi, on dénombre vingt décès d’arboriculteurs liés au cancer, sans oublier ceux qui sont malades. Mais ils n’arrêtent pas pour autant. » Francis rend le micro.
Fille de paysans, Marie-Monique Robin connaît le milieu de la terre. Son père cultivait en conventionnel. Quand il a vu Le Monde selon Monsanto, il s’est converti en bio à une vitesse ahurissante. La salle rit. Puis une question fuse, à propos de la Commission européenne qui, fin 2017, a prolongé de cinq ans l’autorisation de mise sur le marché du pesticide. Une décision applaudie par les caciques de la FNSEA – ne peut-on obliger ces crapules à visionner les films de la journaliste ? Cette dernière rappelle que la bataille s’est étalée sur deux ans. Avec une pétition de 1 300 000 signatures et une autre – chose inédite – de 96 scientifiques pour contrer le lobbyisme de Monsanto ! Et de prendre pour exemple les Monsanto papers : « En mars 2017, un avocat américain a obtenu la déclassification de centaines de milliers de documents internes, prouvant que Monsanto savait que le glyphosate était un produit cancérigène et tératogène3. Pour brouiller les pistes, la firme a utilisé une technique appelée ghostwriting : elle choisit un universitaire réputé et le paye en douce pour signer une étude bidon. Et il ne lui reste plus qu’à se féliciter des conclusions favorables de cette étude prétendument indépendante. » À ces manipulations scientifiques s’ajoutent les liens de connivence entre les dirigeants de la firme et les agences de réglementation européennes.
Houblon imbibé
Dans le public, une voix demande si on peut se fier aux normes sanitaires, notamment aux fameuses Limites maximales en résidus (LMR). Réponse catégorique de la journaliste : ces normes sont complètement bidons. Elles n’existent que pour protéger les États et les fabricants de plaintes éventuelles. Pour illustration, Marie-Monique Robin explique avoir participé à une étude commandée par l’association Générations futures. Les urines des 30 participants ont été envoyées en Allemagne pour analyse, faute de labo français capable de détecter la complexe molécule de glyphosate. Résultat ? « Nous en avions tous dans nos urines. Et à un taux moyen douze fois supérieur à ce qui est autorisé dans le monde ! »
Le glyphosate coule en nous. Les plus atteints sont les gros mangeurs de viande – les animaux sont nourris avec du soja transgénique et... les buveurs de bière, car le houblon est copieusement arrosé. « Dans le cadre d’une autre étude, 48 députés européens ont pissé dans un flacon. Le plus imbibé était un buveur de bière écolo. Il était très choqué, car il prenait garde à ne consommer que du bio. Il ne faisait qu’une seule exception : la bière... », raconte la journaliste. Gloussements dans la salle. Sauf chez l’intéressé, plongé dans une horrifique apnée.
La journaliste prend alors du champ. Pour croître, l’industrie pharmaceutique a besoin de plus en plus de malades. Elle n’a aucun intérêt à faire de la prévention. Plus il y a d’actes médicaux et pharmaceutiques, plus le PIB croît. Tant que régnera cette logique « croissanciste », on bouffera et boira du poison.
Pour que chacun en soit convaincu, Marie-Monique Robin évoque alors la décision de la Commission européenne d’accepter le rachat de Monsanto par Bayer. « Ce sont deux affreux qui se marient. Nous sommes plusieurs à penser que Monsanto ne se laisse racheter que pour échapper à toute poursuite. Souvenez-vous de la catastrophe de Bhopal : en 1984, une usine de pesticides d’Union Carbide explose en Inde, libérant un gaz terrible qui tue des milliers de personnes. Mais la firme s’en lave les mains et fuit ses responsabilités. Elle est finalement rachetée en 2001 par Dow Chemical, qui prétend depuis n’être en rien concernée par la catastrophe. » Chape de plomb sur la salle, tandis que la journaliste conclut : « Le futur groupe Monsanto-Bayer contrôlera les semences, les produits chimiques qui vont avec et les médicaments pour les paysans malades. Lors de mon enquête pour Notre Poison quotidien4, j’ai rencontré un paysan souffrant de la maladie de Parkinson à cause de l’utilisation d’un insecticide produit par Bayer. Quand il s’est retrouvé à l’hôpital, il a eu un choc. Les poches de sérum auxquelles il était relié portaient aussi la marque Bayer. »
1 Adapté de son bouquin Le Roundup face à ses juges, La Découverte et Arte Éditions, 2017.
2 Dans le cadre d’une Semaine contre les pesticides au cinéma Le Castillet.
3 Tératogène : qui provoque des malformations.
4 Publié à La Découverte en 2011.
Cet article a été publié dans
CQFD n°165 (mai 2018)
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Paru dans CQFD n°165 (mai 2018)
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 02.06.2018
Dans CQFD n°165 (mai 2018)
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