Que dire de Paul Eluard (1895-1952) ? Qu’il a chanté l’amour fou comme personne, pour Gala, pour Nusch, ça c’est sûr. Qu’il a aimé Dada, en homme de goût. Qu’il a su côtoyer surréalistes arrogants de type André Breton et PCF de type stalinien (dont il fut exclu dès 1933) sans y perdre ses principes. Qu’il a donné de la poésie à la Résistance. Qu’avec quelques camarades il a attaqué frontalement l’exposition coloniale de 1931, ce « carnaval de squelettes ». Qu’il a composé un poème, « Liberté », dont les 21 strophes ont été larguées par les aviateurs anglais sur la France occupée. Qu’il ne badinait pas en terme d’anti-fascisme. Que quand Nusch est morte, il a gardé ses yeux rougis de larmes dardés sur les brasiers (« Il y a les maquis couleur de sang d’Espagne / Il y a les maquis couleur du ciel de Grèce / Le pain le sang le ciel et le droit à l’espoir / Toi que j’aime à jamais toi qui m’as inventé / Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre / Tu rêvais d’être libre et je te continue. »). Et qu’au creux de ses poèmes on trouve, comme si de rien n’était, des bouts de lueur appelant femmes et hommes à trouver dans la lutte une échappatoire au sombre de ce monde.
C’est le cas de « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique », publié dans le recueil Deux poètes d’aujourd’hui en 1947. Oui le « soleil dans la forêt », oui l’oiseau faisant son nid « sur les branches de [s]on lit », oui « le cristal d’un jour de pluie », mais si tu ne chantes pas la grève générale, tout ça n’a pas de sens...
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« La poésie doit avoir pour but la vérité pratique »
Si je vous dis que le soleil dans la forêt
Est comme un ventre qui se donne dans un lit
Vous me croyez vous approuvez tous mes désirs
Si je vous dis que le cristal d’un jour de pluie
Sonne toujours dans la paresse de l’amour
Vous me croyez vous allongez le temps d’aimer
Si je vous dis que sur les branches de mon lit
Fait son nid un oiseau qui ne dit jamais oui
Vous me croyez vous partagez mon inquiétude
Si je vous dis que dans le golfe d’une source
Tourne la clé d’un fleuve entr’ouvrant la verdure
Vous me croyez encore plus vous comprenez
Mais si je chante sans détours ma rue entière
Et mon pays entier comme une rue sans fin
Vous ne me croyez plus vous allez au désert
Car vous marchez sans but sans savoir que les hommes
Ont besoin d’être unis d’espérer de lutter
Pour expliquer le monde et pour le transformer
D’un seul pas de mon cœur je vous entraînerai
Je suis sans forces j’ai vécu je vis encore
Mais je m’étonne de parler pour vous ravir
Quand je voudrais vous libérer pour vous confondre
Aussi bien avec l’algue et le jonc de l’aurore
Qu’avec nos frères qui construisent leur lumière.
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Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)
#2 : Le toast de l’ami italien (Erri de Luca)
#3 : « Aux personnes qui me merveillent » (Valérie Rouzeau)
#4 : « Des têtes de fromages de tête » (Jacques Prévert)
#5 : « Paix sur la terre aux pommes de terre » (Brigitte Fontaine)
#6 : « Les dieux sont au PMU » (Kae Tempest)
#7 : « Un endroit où Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens » (Jack Spicer)
#8 : « Non, non, pas acquérir » (Henri Michaux)
#9 : « Des bêtes vivent sur nos visages » (Laura Vazquez)
#10 : « Des larmes de honte et de boue » (Boris Vian)
#11 : « Au fou, au fou ! » (Raymond Asso & Damia)
#12 : « La paix a un cancer du poumon » (Maung Day)
#13 : « On entend seulement le montagnard du Kremlin » (Ossip Mandelstam)
#14 : « Seul un insensé parle mal du vin » (Omar Khayyam)
#15 : « La poésie ne va pas à la messe » (Eugenio de Andrade)
#16 : « Le courage de cette tempête à deux flocons » (Richard Brautigan)
#17 : « Que le jour se lève, sur ce mauvais rêve » (Robert Desnos)
#18 : « Du haut de la tour, je jetterai tous les artistes » (Franco Battiato)
#19 : « Ça danse à s’en niquer les os » (Diaty Diallo)
#20 : « La sueur noire des porcs » (Benjamin Péret)
#21 : « J’ai avalé une lune de fer » (Xu Lizhi)