Au cœur de la guerre sociale : le logement
Virez ce squat que je ne saurais voir !
Le Père Noël était en bleu marine cette année pour les habitant·es du 49 rue Curiol, à Marseille. Le vendredi 23 décembre, ils et elles ont eu la surprise de se faire sortir du lit sur les coups de six heures et demi du matin par les forces de l’ordre venues les expulser. « En cette période de fêtes, nous n’étions que sept, raconte Camille. Ils sont arrivés à une vingtaine de flics, c’était totalement disproportionné. Ils ont surgi dans toutes les chambres en criant qu’on avait quinze minutes pour dégager. Impossible de se réunir, on a rassemblé quelques affaires dans nos coins comme on a pu. »
Tout le monde se retrouve ainsi à la rue en un instant, témoigne Aziz : « On a atterri sur le trottoir, sonné·es. Un policier, un gradé visiblement, nous a gueulé de partir, en mode “Rentrez chez vous”… Sauf qu’on n’a plus de chez nous ! ». Bilan de cette glorieuse opération : 17 personnes à la rue – dont une famille, avec trois enfants en bas âge.
Le caractère urgent de cette expulsion semble inexistant. Celle-ci intervient pourtant en pleine trêve hivernale, période courant du 1er novembre au 31 mars et durant laquelle personne n’est censé pouvoir être jeté à la rue… Sauf que cette mesure de protection ne s’applique désormais plus aux squatteur·euses.
La loi ELAN de 2018, censée selon le gouvernement « faciliter la construction de nouveaux logements et protéger les plus fragiles », comportait un discret amendement. S’il est prouvé que les occupant·es d’une habitation y sont entré·es par voie de fait, ils et elles ne bénéficient plus d’aucun délai – ni les deux mois légalement accordés après un commandement de quitter les lieux, ni la trêve hivernale donc. Ainsi, des personnes venues habiter un immeuble laissé à l’abandon depuis des années, comme le 49 rue Curiol, peuvent se faire expulser du jour au lendemain et en toute saison.
Un durcissement de la législation qui commence à montrer ses effets sur le terrain… et qui en annonçait d’autres. On assiste de fait à une véritable surenchère législative anti-squat, portée par la majorité macroniste et allégrement appuyée par les autres composantes de la droite (extrême), des Républicains au Rassemblement national.
Deuxième assaut : la loi ASAP (pour « Accélération et simplification de l’action publique »), votée fin 2020, apportait son lot d’innovations. Désormais, pour obtenir une procédure d’expulsion et recourir à la force publique, plus besoin de prouver que le lieu occupé est son domicile principal, puisque les résidences secondaires aussi sont concernées. De plus, obligation est faite aux préfets de répondre aux demandes d’évacuation forcée émanant des propriétaires, et ce sous 48 heures.
Enfin, dernière étape décisive le 2 décembre dernier : l’Assemblée nationale adopte en première lecture une loi pleinement consacrée à la protection des logements contre l’occupation illicite. Sa mesure la plus médiatique est le triplement des peines encourues pour le délit « d’introduction et de maintien dans le domicile d’autrui » : trois ans de prison et 45 000 euros d’amende1.
Mais le texte va plus loin. Il élargit la notion de « violation de domicile » à des logements vides. Et, pour parer à toute éventualité, crée un nouveau « délit d’occupation frauduleuse » incluant les locaux « à usage économique ». « La propagande ou la publicité » facilitant ou incitant les squats constitue un autre nouveau délit et pourra être punie de 3 750 euros d’amende – les collectifs d’aide aux squatteur·euses sont clairement ciblés.
Virginie Chiorozas, avocate à Toulouse, défend de nombreux « occupant·es sans droit, ni titre ». Quand on l’interroge sur les origines possibles de ce déferlement législatif, elle n’hésite pas une seconde : « Avant tout, l’inflation médiatique évidente autour de la question des squats. Il ne se passe plus un mois sans qu’une affaire ne fasse la une. À chaque fois, le traitement médiatique est totalement partial, en faveur des propriétaires : ce sont eux les gentils contre les méchants squatteurs ! »
Elle évoque « l’affaire Maryvonne » : en 2015, de nombreux médias se font l’écho de la situation de Marie-Yvonne Thamin, octogénaire rennaise dont le pavillon était occupé par une quinzaine de jeunes. En entretenant largement le flou quant à la nature du bien occupé… qui n’était plus le domicile de la vieille dame depuis longtemps. Abandonné depuis douze ans et totalement insalubre, il avait été remis en état par les occupant·es2.
Des affaires similaires, présentées au public de manière approximative, voire carrément mensongère, se sont multipliées ces dernières années à travers l’Hexagone. Souvent relayées avec gourmandise par la fachosphère, elles ancrent dans le paysage médiatique et politique l’idée d’un impitoyable western où des squatteurs-desperados dépouillent des propriétaires désargentés et livrés à eux-mêmes. « On a véhiculé cette image de la personne âgée qui rentre de vacances et trouve son logement occupé, reprend Virginie Chiorozas. Sauf que je n’ai jamais été confrontée à un tel scénario. Les occupants, souvent appuyés par des collectifs, vérifient que les logements où ils entrent soient bien inhabités. »
« Dans les médias mainstream, on occulte cet aspect social pour le seul prisme de l’atteinte au droit de propriété »
Guillaume Kasbarian, député Renaissance et rapporteur de la nouvelle loi, n’a cessé d’exhorter ses collègues à entendre la « souffrance » des « petits propriétaires qui ne roulent pas sur l’or ». Le storytelling est bien ficelé, mais résiste mal aux faits. Les « petits propriétaires » sont de fait généralement détenteurs d’un unique logement : celui qu’ils habitent. Ce ne sont pas eux qui bénéficieront des « bienfaits » de la nouvelle loi, mais des populations bien plus aisées. Selon l’Insee, en 2021, les ménages propriétaires de trois logements ou plus représentaient 11 % du total des ménages, mais possédaient quasiment la moitié de tous les logements détenus par des particuliers.
Ce que nous confirme Virginie Chiorozas : « Dans les dossiers que je traite, ce sont très souvent des résidences secondaires laissées à l’abandon. Parfois, les propriétaires découvrent que leur logement est occupé plusieurs mois après. » Mais elle précise que la plus grande part des biens immobiliers concernés n’appartient pas à des particuliers : « Dans près de 90 % des cas, j’ai affaire à des propriétés de collectivités locales sur lesquelles il n’y a aucun projet concret. »
Pour l’avocate, il est temps de parler de la réalité sociale et économique des occupant·es : « Les squatteurs ne veulent pas tout casser, ce sont majoritairement des gens qui souhaitent s’insérer et vivre comme tout le monde. Beaucoup travaillent, ont des enfants qui vont à l’école. Mais ils sont vulnérables et n’ont trouvé d’autres solutions que d’occuper un bien. Dans les médias mainstream, on occulte cet aspect social pour le seul prisme de l’atteinte au droit de propriété. »
Selon le ministère du Logement lui-même, « le squat n’est pas un phénomène massif en France ». En 2021, seuls 170 lieux auraient été évacués par le biais de la procédure accélérée, facilitée par la loi ASAP. Des chiffres à comparer avec d’autres : dans son rapport 2022, la Fondation Abbé-Pierre estime que la France compte 300 000 SDF, quatre millions de mal-logés et douze millions de personnes fragilisées par rapport au logement. Plus de deux millions sont en attente d’un habitat social.
Face à cette crise, la droite unie a donc décidé, pour le premier texte de la législature consacré au logement, de taper sur les squatteur·euses… mais aussi sur les locataires en difficulté. Les personnes en impayé locatif pourront se faire expulser plus rapidement, disposant de fait de moins de temps pour trouver des solutions de relogement, et encourront six mois de prison ferme et 7 500 euros d’amende s’ils habitent toujours les lieux à la fin de la procédure d’expulsion. Dite « anti-squat », la nouvelle loi est donc en réalité un cadeau sur mesure pour les propriétaires-bailleurs. Si elle reste en l’état3, alerte le Secours catholique, elle pourrait doubler le nombre de personnes sans domicile. Bonne année les pauvres !
1 Une vieille lubie de la droite, qui veut ainsi aligner ces sanctions sur celles que risquent des propriétaires qui évacueraient eux-mêmes des squatteurs de leur logement. Les parlementaires avaient déjà voté à deux reprises cette mesure, dans la loi ASAP et plus tard dans la loi Sécurité globale, mais l’amendement avait été retoqué par le Conseil constitutionnel estimant qu’il s’agissait d’un « cavalier législatif » – un ajout sans lien réel avec le sujet principal du texte.
2 « Maryvonne contre les squatteurs : émoi et intox », Le Monde, 2 juin 2015.
3 La loi doit passer ce mois-ci devant le Sénat, avant de revenir à l’Assemblée. Peu de chances qu’elle subisse des transformations significatives.
Cet article a été publié dans
CQFD n°216 (janvier 2023)
Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !
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Paru dans CQFD n°216 (janvier 2023)
Par
Illustré par Théo Bedard
Mis en ligne le 06.01.2023
Dans CQFD n°216 (janvier 2023)
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