Nos potos les crapauds

Aux Lentillères, les alliances du vivant

À Dijon, pour lutter contre le projet d’écoquartier qui menace les Lentillères, le collectif Reprises de savoirs a adopté une stratégie originale : creuser des mares pour peupler les lieux de crapauds, grenouilles et tritons en tous genres. Deux chantiers collectifs qui ont été l’occasion de penser et d’expérimenter les alliances entre humain·es et non-humain·es. Reportage.
Par Mano Spreading

Nous sommes à la mi-octobre, à Dijon. Autour des quelques canapés montés sur palette aux abords du terrain de BMX floral du quartier libre des Lentillères, les membres du groupe « Mare de la Métropole » se fendent la poire. Dans la petite boîte sur laquelle est inscrit « mare aux mots », ils lisent l’une après l’autre les petites pensées écrites dans la semaine. Se succèdent des réflexions sur le naturalisme, sur les luttes communes que pourraient mener humain·es et non-humain·es, et des jeux de mots autour de la boue, des mares et des grenouilles.

Cette petite équipe est venue participer au deuxième chantier organisé aux Lentillères par le collectif Reprises de savoirs. Leurs objectifs ? Contribuer à la renaturation du sol artificialisé de cette friche urbaine en y creusant une mare, et tisser des alliances avec le vivant pour tenter de lutter contre les projets immobiliers de la métropole. Depuis plus de douze ans, ces huit hectares d’anciens jardins ouvriers laissés en friche au sud-est de la ville sont menacés par la construction de « l’écocité des maraîchers ». Et autant de temps qu’ils sont défendus et occupés par une flopée de collectifs, d’associations et d’anarchistes en tout genre. Face aux dernières menaces immobilières, les stratégies de lutte évoluent et de nouvelles pratiques s’expérimentent.

Reprises des savoirs contre l’éco-métropole

Le mégaprojet urbain qui menace les Lentillères est porté par la SPLAAD (Société publique locale d’aménagement de l’agglomération dijonnaise), une entreprise détenue par les collectivités territoriales, avec pour mission de renforcer et accélérer leur capacité d’aménagement du territoire. Au terme de ce projet devrait pousser « une cité-jardin au cœur de la ville » accueillant un « mode de vie entre ville et nature ».

Sur le site des anciens abattoirs, la première partie de l’écocité a été construite en 2017. Une « trame verte et bleue », sorte de fleuve sans eau à la pelouse toujours verte, s’étend le long d’une succession d’immeubles blanchâtres appelés « écoquartier ». En 2019, alors que le projet est censé s’étendre, la lutte paie. Le maire de la ville, François Rebsamen, déclare qu’il abandonne l’extension qui menace le quartier des Lentillères. Selon Tom*, un occupant, « ce n’était qu’un jeu de manip’ électorale ». Deux ans plus tard, en 2021, le maire relance le projet sur au moins deux hectares aux alentours de l’actuel terrain de BMX.

Face à cette bétonite aiguë, voilà qu’une idée germe : creuser des mares pour accueillir des crapauds et des grenouilles, des amphibiens reconnus comme espèces protégées. Ce projet est porté par le collectif Reprises de savoirs1, qui a organisé une vingtaine de chantier partout en France cet été. Il défend une dynamique écologiste radicale et organise des « auto-(dé)formations » visant à « entremêler transmission et savoirs terrestres et conviviaux » pour lutter contre la destruction du vivant.

Des puits de biodiversité en zone urbaine

Creuser une mare ne s’improvise pas. Durant l’été, un petit groupe de volontaires se réunit pour un premier chantier. « Au début, on était incultes, nous explique Val, un habitué. On lisait ensemble des articles sur les mares, on se baladait autour du quartier pour aller voir des points d’eau ». « Ça s’est tellement bien passé qu’on n’avait pas envie que ça s’arrête », renchérit Romane, étudiante en BTS « Protection et gestion de la nature ». Un second chantier s’organise dans la foulée et, en octobre, les choses sérieuses commencent.

« Avec ces créations, toute une biodiversité s’est développée au fil du temps »

Encadré·es par Vincent, naturaliste au sein de l’association Jura nature environnement, les apprenti·es naturalistes creusent, étendent une bâche et remplissent progressivement la mare d’eau : « Historiquement, les humains creusaient des mares car elles étaient notamment des réserves en cas d’incendies ou des points d’eaux pour le bétail. Avec ces créations, toute une biodiversité s’est développée au fil du temps. Aujourd’hui délaissées, elles sont pourtant à valoriser, même en zone urbaine, pour leur richesse et leur intérêt écologique, récréatif et paysager. »

Selon lui, qui est également membre du Groupe Mares2, c’est d’ailleurs une tâche plus technique qu’il n’y paraît : « Creuser une mare nécessite des connaissances techniques importantes. L’inclinaison des parois, la hauteur des niveaux, tout cela va avoir des répercussions sur la biodiversité que l’on accueille. »

Faire des alliances entre humain·es et non-humain·es

Pour Antoine Chopot, ancien doctorant en philosophie présent lors du chantier, les compétences du naturaliste sont centrales : « On a besoin de médiateurs dans nos relations aux milieux naturels, comme on a besoin de se réapproprier collectivement ces savoirs. Ils nous permettent de nous rapprocher du vivant et de se réancrer dans des tissus de vies ». Coauteur avec Léna Balaud, d’un livre qui met en avant l’alliance entre humain·es et non-humain·es dans la lutte contre le capitalisme3, il rajoute qu’« inviter des espèces protégées à venir sur un lieu n’a pas qu’une valeur juridique. Cela permet de déstabiliser positivement les perceptions, de développer des modes d’attention au vivant qui peuvent devenir politiques ».

Une déstabilisation qui a eu des effets très concrets lors du chantier. « C’est ouf comme tu ne vois plus les choses de la même façon, tu comprends mieux ce qui t’entoure, résume Romane. Tu veux défendre cette espèce précise parce que tu t’y sens attachée. » Un « whaaaou tout le long de la semaine. Après cette expérience, j’étais plus alerte quand j’étais en nature », raconte Fripouille, jeune militante qui vivait sa première expérience aux Lentillères. Venue à la fin du chantier présenter sa dernière enquête faite auprès de naturalistes amateurs en Angleterre, l’anthropologue Vanessa Manceron parle d’un « émerveillement face aux détails du monde »4. Un rapprochement au vivant qui permet de passer de l’indignation intellectuelle contre l’écocide en cours à l’action politique. « Et cela passe peut-être par des sensations, des émotions et un lien plus fort au vivant », conclut Fripouille.

En sera-t-il assez pour contrer la métropole ? Comme l’explique Romane, il faut lier ces connaissances naturalistes « avec des connaissances juridiques en béton » et de l’action militante revendicative. En attendant, l’écocité toise toujours le quartier libre des Lentillères, comme deux mondes qui s’affrontent. Et si, à l’avenir, le coassement des grenouilles ne dissuade pas les bulldozers de s’approcher, pas d’inquiétude selon Fripouille, « on sera là pour nos potos les crapauds ! »

Étienne Jallot

1 « Ces terres qui se défendent », Socialter, Hors-série n°15 (décembre 2022).

2 Créé en 2001, le Groupe Mares est un réseau d’acteurs travaillant sur la protection et la mise en valeur pédagogiques des mares et plus largement des zones humides à l’échelle de la région des Hauts-de-France.

3 Nous ne sommes pas seuls : politique des soulèvements terrestres, Seuil, 2021. Voir l’entretien avec Antoine Chopot : « Pour une politique des soulèvements terrestres », CQFD, 30 décembre 2021 (cqfd-journal.org).

4 Vanessa Manceron, Les veilleurs du vivant, avec les naturalistes amateurs, La Découverte, 2021.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°216 (janvier 2023)

Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !

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