Rencontre avec Michelle Zancarini-Fournel
Une histoire populaire de la France : « On a raison de se révolter »
Votre livre compte près de 1 000 pages, la bibliographie disponible sur le site de l’éditeur comprend des centaines de références, vous avez rédigé une telle somme qu’elle semble indépassable. Première question : comment fabrique-t-on un pareil ouvrage ?
Il s’agit au départ d’une commande des éditions La Découverte, plus particulièrement du label Zones, faite à l’automne 2014. J’ai écrit ce livre en deux ans. Certes, c’est très court, mais j’ai derrière moi quelque cinquante années de recherche en histoire sociale, c’est donc aussi le produit de toute cette expérience-là. Ayant été formatrice d’enseignant-e-s, j’ai toujours eu le désir d’une histoire pour tous. Je voulais une histoire qui ne soit pas seulement resserrée sur l’Hexagone mais qui s’élargisse aux recherches portant sur les Antilles et La Réunion, sur l’empire.
En pratique, combien d’heures quotidiennes consacriez-vous à votre ouvrage ?
Entre dix-sept et vingt heures de rédaction par jour au cours des derniers mois. Oui, c’est colossal, mais j’étais lancée, et puis Grégoire Chamayou, mon éditeur, a fait un énorme travail lui-aussi. Il a coupé impitoyablement pour que chaque chapitre ne dépasse pas 200 000 signes. Et il a eu raison, cela donne plus de force au propos.
Pourquoi le choix précis de 1685 – l’année de la révocation de l’édit de Nantes et de publication du Code noir – comme date de lancement ? Vous auriez pu démarrer plus tôt, ou à la veille de la Révolution.
J’ai dit d’emblée à La Découverte que je refusais de commencer par « Nos ancêtres les Gaulois ». Par ailleurs, mes connaissances en histoire médiévale ne sont pas suffisantes pour aborder cette période-ci. Lors de sa parution en français en 2002, j’avais lu Une histoire populaire des États-Unis, d’Howard Zinn (Agone) et m’étais dit qu’il faudrait proposer désormais une histoire populaire de la France. Écrire une histoire pour tous, cela me préoccupe depuis très longtemps. Je n’ai pas relu l’Histoire populaire de Zinn, ne voulant pas la décalquer. Pour autant, je me souviens qu’il entame son histoire en 1492, j’ai donc cherché une date en lien direct avec l’esclavage et la colonisation et j’ai pensé au Code noir. J’ai également cité l’arrêté sur les mendiants. J’ai voulu montrer les différents types de résistances au pouvoir absolutiste et ce, en partant du quotidien, le plus souvent possible.
En effet, vous développez minutieusement le quotidien du peuple laborieux sans vous arrêter seulement aux moments de lutte et d’espoir. Vous développez à l’envi certains côtés très déplaisants – les contradictions – de ce même peuple.
Il n’était pas question pour moi de rédiger une histoire sainte du peuple. Il faut rendre compte des moments sombres, puisque c’est ainsi que cela s’est passé. J’ai fait un passage important sur la décennie xénophobe et antisémite et j’ai découvert des choses qui m’ont bouleversée. À quel point des théoriciens syndicalistes et socialistes, sur la longue durée du XIXe siècle, ont été antisémites. Un antisémitisme qui s’appuyait sur l’idée que le capitalisme est lié au judaïsme, le tout exprimé en des termes très lourds. J’ai également découvert des textes effrayants de Jaurès, que je cite un peu. J’ai tout vérifié. Il ne suffit pas de dire qu’il s’agissait de l’air du temps. Un grand tribun socialiste comme Jaurès a fait preuve de conformisme antisémite. Ce qui explique pourquoi il s’est mis si tardivement à défendre Dreyfus. Ce que j’écris n’est pas toujours gai, je le sais.
Vous citez notamment Émile Pouget dans Le Père Peinard.
Oui… Il y avait heureusement quelques petits groupes, notamment les allemanistes, mais aussi des anarchistes et des guesdistes, qui n’étaient pas antisémites. Mais c’était un sentiment majoritaire durant cette décennie-là dans le mouvement ouvrier. Pour comprendre notre présent, et ce qui nous attend dans les mois à venir, il faut réfléchir à ces cycles.
L’histoire des femmes à Saint-Étienne, c’était le sujet de votre thèse. Ces femmes sont très présentes dans votre livre. En parlant de pages sombres, le passage sur les belles annamites considérées comme des meubles par les colons européens est absolument sans équivoque, de même que l’intense machisme dans le monde ouvrier, fût-il organisé politiquement et syndicalement.
Sur ce point précis aussi j’ai des convictions fortes. J’ai tenu à rendre visible l’histoire des femmes, mais à condition qu’elle soit intégrée. J’ai procédé de la même façon pour les colonisé-e-s : on ne fait pas une histoire séparée. D’ailleurs, dans des textes syndicaux datés de 1904, ce qui se passait à La Martinique était mis en avant.
Ce qui est frappant dans votre ouvrage, c’est la place accordée à la parole du peuple. Vous citez beaucoup, en encastrant la parole dans le récit ; vous procédez souvent ainsi pour lancer chaque nouveau chapitre : un long témoignage, qui est ensuite analysé.
J’ai beaucoup utilisé mes archives accumulées au cours des dernières décennies afin de rendre audible la parole ouvrière. Ou des témoignages comme ceux de la collection Actes et mémoire du peuple (Maspero). Des collègues m’ont envoyé des textes que je ne connaissais pas. J’ai utilisé la parole de l’adversaire, sur l’esclavage notamment, puisqu’il y a très peu de récits directs. En revanche, on dispose des comptes rendus de procès ou de témoignages de juges et d’avocats.
Vous évoquez en avant-propos votre famille militante : grand-père anarcho-syndicaliste, père communiste et syndicaliste CGT, mère institutrice, ascendants mineurs ou imprimeurs… Vous parlez de vos dimanches d’enfance autour des assiettes de poulet-frites rythmés par les récits de luttes. On comprend bien votre empathie pour le peuple d’en bas, vous en venez. Vous parlez enfin de vos chemins de traverse. Quels sont-ils ?
Je n’ai pas envie d’avoir un point de vue narcissique sur mes engagements ni d’en faire part. En revanche, l’idée de faire une histoire d’en bas vient de loin. Ce sont tous ces récits qui ont construit mon imaginaire, avec d’une part ma famille maternelle, relativement aisée, et ma famille paternelle d’ouvriers pauvres vivant à sept dans un deux-pièces sans accès à l’eau courante. J’ai été consciente très rapidement de la distinction sociale, qui a forgé ma propre conception de l’histoire sociale. Le reste, ça a moins d’importance, j’en parlerai peut-être plus tard. Dans tous les cas, je suis persuadée qu’on a raison de se révolter. Et tous mes objets de recherche, sur 68 et sur le féminisme, s’inscrivent dans cette généalogie.
Pourquoi avoir interrompu le fil de cette histoire par l’année 2005 ?
Mon idée initiale était de prolonger jusqu’en février 2017, puisque je pense qu’on peut écrire l’histoire immédiatement. Mais à la réflexion, avec les éditeurs, nous avons décidé d’arrêter le récit en 2005, année forte marquée par les révoltes en banlieue et la réaffirmation de la place des « minorités visibles ».
Quelle figure vous a le plus marquée ?
Pour moi, la forte figure, c’est celle de l’ouvrier Louis-Gabriel Gauny, le « philosophe plébéien » selon Jacques Rancière. Il a vécu au cours du premier XIXe siècle et a appris à lire en décryptant les journaux dans lesquels sa mère enveloppait ses légumes. Il écrivait : « Les ouvriers qui prêtent main-forte à la construction de prisons cellulaires sont complices de crime de lèse-humanité. » Même pour gagner sa vie, quelque chose de cet ordre-là n’est pas pensable.
Pour finir, pourriez-vous nous parler de la revue « Clio » ?
Il s’agit d’une revue collective d’histoire des femmes fondée en 1995. Nous avons publié le numéro 46. Le groupe fondateur est toujours présent, mais s’est étoffé. On s’est imposé à la force du poignet dans l’espace académique pour montrer qu’on pouvait écrire sur les femmes, et on privilégie la formation des très jeunes. Vous pouvez évidemment vous abonner, on en a besoin !
Cet article a été publié dans
CQFD n°152 (mars 2017)
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Paru dans CQFD n°152 (mars 2017)
Par
Illustré par Elzazimut
Mis en ligne le 07.08.2019
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